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DICTIONNAIRE DES MOTS ADOPTES

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RECENSEMENT DES TEXTES

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Les esclaves dans la société romaine antique de la fin de la République

la mort dans la Rome antique de la fin de la République

Coin cinéma n°1

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GRAMMAIRE FRANCAISE

LES NOTIONS DE BASE

LE NOM

homonymes, paronymes

LE VERBE

le verbe et ses assistants

les différentes formes du verbe

Valeurs temporelles, aspectuelles et modales des temps de l'indicatif

le subjonctif et l'impératif

PRINCIPAUX ACCORDS

accord des noms

accord des adjectifs et des déterminants numéraux

accord des participes passés.

LA PHRASE

mémento grammatical

mémoire musicale

Oscar Wilde

Carnet d'écriture n°3 (2012-2013)

 

 

Promenade de santé

 

Je suis là. J’espère depuis des semaines ce rendez-vous. Au bois de l’enfer. Rouge, jaune, orangée : promenade colorée. Chemin des espoirs. J’ai rendez-vous avec Lucifer. Rousse ou blonde ? Je ne sais plus. Ça se bouscule dans mes pensées. Promenons-nous dans les bois… Bien respirer. Bien viser. Le revolver visera entre les deux poumons. En plein cœur. Je suis là. Je suis lasse.

(Atelier Plumes du 8 décembre 2013. Il s’agissait d’écrire un texte racontant une promenade de santé…sans utiliser la lettre –t !)

 

 

Charivari

 

A.O.C. judiciaire. Nous connaissons tous le chat qui sourit rencontré par Alice au pays des merveilles. Un beau jour, le syndicat des souris et des rats alla en justice affirmant ceci : « Souvent chatte varie. Souvent chat varie aussi ».  A quoi le juge répondit : « Oui, le chat rit mais il varie aussi. Nous créons donc l’A.O.C. judiciaire « charivari. »

(Atelier Plumes du 8 décembre 2013. Il s’agissait de donner une définition du mot « charivari » à la façon de l’exercice du Dico rigolo)

 

La station balnéaire : flux et reflux.

 

Comme dans toutes les villes de bord de mer, il y flottait une odeur de poisson. Marnage régulier, mortelle berceuse. Si seulement elle avait porté un coquillage à son oreille, elle aurait senti l’amertume qui perlait, menaçante comme une épingle perçante. Sens endormis. Jouets sur le sable, innocence éphémère. Les marins eux-mêmes ne sauront pas déjouer la déferlante qui est en train de naître. Regards dans les miroirs, désirs en grappes qui vont et s’en vont, se font et se défont, au rythme du flux et du reflux. Hésitation des regards. Certitude olfactive : ça pue le hareng. Carnaval. Un môme à houppette hurle sa joie d’être à la mer. Il se sait pas encore que la marée va l’emporter, va tout submerger dans une eau saumâtre. Il y a des cerceaux et des couronnes par les rues. La ville a sombré au fond de l’eau. Seul affleure son squelette, dessiné par des lampes de fée.

 

(Atelier Plumes du 8 décembre 2013. Il s’agissait d’écrire un texte dont le titre, le début et la fin étaient imposés, ainsi que les dix mots en gras, dans l’ordre. Le tout était extrait d’une nouvelle de Virginia Woolf, écrite un mois avant sa mort et intitulée La station balnéaire : flux reflux.)

 

 

Une plume dans le désert.

 

Plume seule. Mais pourquoi lune ?

A dos de mort, voyage dans le désert.

Ciel, terre, air, combien de dunes ?

Trois scorpions. Entre un éclair vert.

Une rose épouse le vent

Et l’océan peut-être.

Rideau à vents.

Toujours l’aigrette.

 

(Atelier des Plumes, 17/11/2013. Il s’agissait de composer un texte poétique ne contenant en principe que les mots imposés, extraits d’un poème d’Edmond Jabbès, 1912-1991)

 

Voici le poème d'Edmond Jabbès:

Trois roses et trois scorpions

et peut-être une aigrette,

L'aigrette épouse le vent

et la rose le scorpion.

 

Trois roses et le désert.

Trois scorpions et l'éclair.

Voyagerons-nous toujours

à dos d'air et d'océan?

 

Trois roses et trois lunes

entre ciel et seule terre.

Un rideau, mais pourquoi vert?

Et combien de morts de plume.

 

 

 

Le prix nobelge.

 

Bis repetita placent= baisons de manière répétée sur la place.

Alea jacta est= ah là là ! Qu’est-ce qu’elle jacte !

Age quod agis= âge pour âge, dent pour dent !

Pro Deo= partisan du déodorant

Ab irato= (sur un post-it) Bientôt l’hiver. Penser à habiller le râteau.

Annus horribilis, annus mirabilis= anus horrible ? Mettez de la mirabelle ! (ou encore) Anus à la mirabelle, anus horrible.

Carpe diem =jour de la carpe.

Ad hominem= ado, mi-homme.

(Atelier des Plumes, 17/11/2013. Il s’agissait de traduire des maximes latines à la manière de Jean-Pierre Verheggen dans Un jour je serai prix Nobelge, 2013).

 

L'auteur propose quelques traductions amusantes:

Delenda Carthago= dès lundi je cartonne.

festina lente= Tina est un peu lente de la fesse.

Alea jacta est= Quand Léa jouit, Jacques éjacule.

Verba volent, scripta manent= Quand Verba est au volant et Scripta aux manettes, c'est dans le fossé direct!

Ad limina apostolorum= Il s'est fait limer par un drôle d'apôtre.

Pro Deo= Dieu est un professionnel.

Gnôthi seauton= A force te goinfrer de gnocchi, tu vas bientôt peser cinq à six tonnes.

Annus horribils, annus mirabilis= Il vaut mieux sortir de son cul une bille en or qu'une mirabelle bleue.

 

 

La Geisha, le shamisen (luth à 3 cordes) et le chat….

 

 

Il était une fois une geisha particulièrement appréciée. On l’appelait le Capitaine au chat car un chat gai précédait toujours cette tête si bien remplie. L’un et l’autre d’ailleurs d’ordinaire étaient si gais qu’on les appelait parfois geisha et chat gai.

Un jour, alors que j’étais avec des amis en train de savourer des haïkus en buvant du thé, voici qu’apparurent le chat gai et le Capitaine qui fredonnait un air bien triste qui contrastait fort avec le souris de son chat. La complainte du Capitaine s’accompagnait d’un déhanché macabre qui nous stupéfia. Un jeune matelot jouait du shamisen, pinçant les cordes funestes avec une agilité étonnante. Que se passait-il donc ?

 

Soudain, le matou miaula à l’abordage et sauta sur le shamisen, pardon sur le mât de misaine, notre Capitaine la rejoignant en hurlant. Le spectacle fini, nous invitâmes le Capitaine et son chat à nous rejoindre…

 

(Atelier des Plumes, 17/11/2013. Il s’agissait d’écrire un texte mettant en scène une geisha, un shamisen et un chat)

La geisha s'accompagne d'un shamisen (sorte de luth à 3 cordes) quand elle chante. La caisse de résonance de l'instrument est tendue de peau de chat. Depuis 2008, la chasse aux chats est interdite au Japon (1 an de prison et 8000€ d'amende pour les contrevenants; autrefois c'était la caste paria des Hinis ou "non-hommes" qui s'en chargeaient). Les luthiers importent donc de Chine des peaux dont la blancheur et l'épaisseur laissent à désirer, donnant une grande valeur aux instruments d'antique facture. Geisha et chat se disent NEKO en japonais. Le son est identique même si les idéogrammes sont différents.

Dans les maisons japonaises, les restaurants et même les chambres de Geisha, un curieux petit animal de porcelaine blanche, levant la patte en guise de salutation, un grelot d'or autour du cou: le Maneki-neko, talisman porte-bonheur.

 

 

 

 

Nuage.

Nuage, adolescent, cherche une galerie pour "goleri" (=rigoler) et jouir de l'instant maudit. Privée ou publique? Quelle alternative! Y demeurer jusqu'à l'émeute. Orage à l'horizon. (Atelier des Plumes, octobre 2013/ L'exercice consistait à écrire un texte en plaçant, dans l'ordre, les neuf mots extraits au hasard d'une page de Marie-Antoinette de Stefan Zweig)

 

 

Malentendus…

-Il y a du nouveau ici depuis hier.

-Oui le chat est mort ce matin.

-Je me disais aussi que l’air semblait plus frais.

-Ça c’est depuis que je suis entré. Je suis frais comme un gardon.

-Je vois ça : tu es rayonnant comme un pêcheur qui en a pris un gros.

-Faudrait bien que j’aille pêcher. Il est plus très frais le poisson. Comme le chat…

-Pauvre chat ! Il est peut-être mort justement à cause du poisson.

-Quoi ? Tu l’as empoissonné ?

-Je lui ai fait beaucoup moins de mal que la mauvaise blague que tu lui as faite en prenant un chien !

-Ouaf, ouaf, ouaf ! Beaucoup moins de mâles, tu m’étonnes : il n’a eu que de la chatte ! Le chien, c’était pour le remettre dans le droit chemin.

-C’est vrai qu’il filait un mauvais coton ces temps-ci ce chat.

-Nous voilà dans de beaux draps ! Comment allons-nous faire pour le coton à présent ?

-Sans le chat, tu as raison, on est vraiment embarrassé !

-Pourquoi veux-tu que je t’embrasse ? C’est pas le moment. Aujourd’hui on est en deuil.

-Au diable, le chat, le gardon et le chien si on en a envie, il ne faut pas s’embarrasser !

-Ne nous embrassons pas alors. T’as donné à manger au crocodile ?

-Oui, mon sac est dans la cuisine, près du réfrigérateur. Il prendra ce qu’il veut.

-Donne-lui le chat. Il pue.

-Il aurait pu se laver.

-Programme économique, essorage 600 tours, même moi je sais le faire !

-Tu n’as pas peur qu’il feutre ?

-Maintenant qu’il est mort, on s’en fout qu’il feutre. On en tirera un bon prix.

-Tu as raison : nos nouveaux modèles en coton et poils de chat vont faire fureur !

 

(Atelier des Plumes, octobre 2013, Anaïs et Jean-Baptiste, écriture à quatre mains d’un dialogue absurde reposant sur des malentendus)


 

Monochromie en bleu.

 

Les femmes aux yeux noirs ont le regard bleu. Immensément bleu. Bleu de la mère. Bleu de l'amer. Coeur de la flamme, coeur de femme. Tout est bleu. Immensément bleu. Peau flétrie, corps meurtri, tout bleui et j'en ris. Jean rit car sa femme a les yeux bleus et son regard est noir. Il n'a plus d'espoir.

 

(Atelier Plumes, avril 2013. Chacun tire au sort une phrase de Jean-Michel Maulpoix, extraite d'Une histoire en bleu qui sera la première de son texte monochrome.)

 

 

La pompe.

 

Qu’ont-ils donc à me chevaucher tour à tour en se passant de main en main cette ventouse ronde qui ne me fait rien ? Témoin étrange d’un relais inutile, la funèbre pompe couine un hymne que ne veulent pas entendre ces jeunes uniformes, les  bras tendus par  l’énergie d’un fol espoir : me ranimer. Elle les épuise, ils continuent. Ils n’y croient plus. Je ne suis plus. Pomper les rassure pourtant. Et si ? Voici les hommes en blanc. « Arrêtez votre acharnement, nous ne sauverons plus cet enfant. »

(Exercice d'atelier. Gallimard/Laclavetine. Janvier 2013. Raconter un souvenir lié à un objet précis).

 

 

Conte japonais.

 

 

Il était une fois un couple de pauvres pauvres paysans perdus sur les plateaux enneigés de la montagne Hijofuki. Ils s’aimaient tendrement mais se désolaient chaque matin devant l’étendue de neige qui empêchait toute culture. Ils possédaient néanmoins un trésor qui semblait les protéger : trois petits bonzaïs dont ils s’occupaient comme un père et une mère s’occuperaient de leurs enfants. Tous les matins, le couple de pauvres pauvres paysans exposaient les trois petits bonzaïs sur le rebord de la fenêtre, à la lumière du soleil levant, adressant une prière à la déesse de la montagne pour survivre encore un jour. Et chaque jour, les trois petits bonzaïs leur donnaient de quoi faire un bon repas. Chaque soir, le couple de pauvres pauvres paysans remerciait la déesse de la montagne et abritait les trois petits bonzaïs sous une verrière.

 

Un beau matin, alors qu’ils se lamentaient encore une fois devant l’étendue de neige, le mari et la femme aperçurent au loin un cheval de samouraï monté par un homme seul qui semblait se diriger dans la neige vers leur maison. Après réflexion, ils décidèrent de ne rien changer à leur rituel et exposèrent à la lumière matutinale les trois petits bonzaïs auxquels ils devaient leur sauvegarde. Un homme seul, fût-il un samouraï, ne les déposséderait pas de leur trésor. Plus tard dans la matinée, les traces enneigées se faisant plus proches et plus précises, le couple de pauvres pauvres paysans entendit toquer à la porte. C’était un moine mendiant. Il demandait l’hospitalité pour lui et son cheval de samouraï. La femme dit :

 

« Entrez mais nous sommes désolés : nous n’allons pas pouvoir vous aider. Nous sommes un couple de pauvres pauvres paysans et n’avons pas de quoi manger. La neige nous empêche de travailler. Si seulement la déesse de la montagne pouvait faire fondre cette maudite neige ! »

 

Ces paroles à peine prononcées, un soleil radieux fit fondre la neige et dépérir les trois petits bonzaïs. Le moine dit alors au couple de pauvres pauvres paysans :

 

« La déesse de la montagne semble vous avoir écoutés. Allez travailler à présent. Je vous attends pour manger. »

(Atelier Plumes, 16 décembre 2012. Il s'agissait d'écrire un conte japonais incluant un moine mendiant, une étendue de neige, un couple de pauvres paysans, trois petits bonzaïs, et un cheval de samouraï).

 

 

Au jour le jour.

 

 

 

http://www.atelier-contraste.ch/1993-au-jour-le-jour.jpg

Au jour le jour, lithographie de Jean-Pierre Humbert (1993)

 

Quel besoin ont donc les gens de se rattacher à leurs racines ? Serions-nous donc  devenus  des arbres ? « Ma famille, les miens, mon village, mon pays, mon clan, mon groupe religieux, mes origines ethniques, mes racines… ». Que d’égoïsmes agrégés ! »   «  Sept cent millions de Chinois…et moi, et moi, et moi ! » Vous n’allez pas me dire quand même que c’est un hasard s’il s’appelle Dutronc cet apôtre enraciné de la singularité ! Non décidément, il n’y a là rien de bien original. De nos jours, tout le monde est fier d’être un arbre ou d’inscrire son nom dans un arbre généalogique. Pour ma part, je trouve que les racines, comme les branches d’ailleurs,  sont bien trop fragiles pour qu’on s’y rattache. Au lieu de se tourner vers le passé, mieux vaut tirer les leçons…au jour le jour. Combien parmi cette foule qui idolâtre ces racines et tente de s’y raccrocher pour y trouver quelque secours, combien périront, irrésistiblement, inéluctablement attirés par le vide abyssal qui s’étend sous leurs pieds et qu’ils avaient négligé ? Imperturbable et seule vogue la ville fortifiée, sûre d’être en sécurité, rassurée par tant d’horizontalité et de verticalité. Sombrera-t-elle ? Chut … !

 

 

 

 (Participation à un concours littéraire consistant à rédiger un texte inspiré par la lithographie de Jean-Pierre Humbert, Au jour le jour (1993).)

 

 

Tout s'est joué ici.

 

 

Tout s’est joué ici. Carambolage extraordinaire sur l’autoroute :

 

-          Un camion-citerne couché retrouvant son éclat en déversant ses eaux ;

 

-          Une voiture écrasée par la chute imprévue d’un ours borgne venu sans doute de la Grande Ourse ;

 

-          Une noria de véhicules acheminant les rescapés au centre hospitalier.

 

Panique dans la ville. Une catastrophe n’arrive jamais seule. Une espèce de rocher noir et blanc déboule sur la ville éjectant les voitures hors du monde plat et tapissé. La guerre est déclarée mais pas l’ennemi. Mon petit frère arrive dans ma chambre en poussant des cris de victoire, tel un champion de foot. Une furie nous ordonne de mettre de l’ordre et de ranger…tous ces jouets ici !

(Atelier Plumes, novembre 2012. Travail sur des paronomases. "Tout s'est joué ici/ Tous ces jouets ici"/ Ces vies-là sont détruites/Ces villas sont détruites/ Ces vies-là sont des truites/ Laver Maria/L'ave Maria)

 

 

 

 

Soleil.

 

 

 

Tremble le rictus.

 

Quelques arriérés accroupissent leur cri, plantés sur la perfection.

 

Ainsi hibou couche dans du plomb.

 

Orage au cœur.

 

Rire des fossiles, poussières sur un oiseau.

 

Les fruits se privent au premier jour.

(Atelier Plumes, novembre 2012.A partir d'un extrait de Jacques Dupin, choix de mots empruntés et assemblée constituant un texte poétique)

 

 

Enquête d'identité.

 

 

Gaîté, Montparnasse-Bienvenue ! Trois malencontreuses  minutes d’arrêt intempestif dans le souterrain métropolitain. Si j’avais rejoint la gare Montparnasse à pied, de bouche à bouche   j’aurais été plus rapide et ne me serais pas retrouvé là sur le quai devant mon train aux portes verrouillées. Quoi de plus rageant que d’être à quai comme son train, sous le tambourin de la pluie ? La gare Montparnasse vous souhaite la bienvenue, tu parles ! La vue de mouettes égarées et polluées par l’air parisien m’émut et m’apaisa. J’acceptai ce contretemps comme un signe du destin. Je n’avais de cesse de courir, malmené par une vie professionnelle faite pour des marathoniens. Cette pause salutaire s’imposait opportunément : j’étais tellement prévoyant que j’avais déjà anticipé un possible différé ferroviaire. J’avais donc tout mon temps. J’errai dans les galeries achalandées et trouvai rapidement mon bonheur : je feuilletai quelques revues d’Histoire, regardai la quatrième de couverture de plusieurs romans, lus les premières lignes de certains d’entre eux. Un titre retint mon attention : Les identités meurtrières. Son auteur m’était vaguement familier ; je savais qu’il était libanais. La quatrième de couverture m’apprit qu’Amin Maalouf était à présent à l’Académie française. Ce livre promettait d’être passionnant et, bien que j’en eusse déjà plus d’un dans mon sac, je l’achetai et le commençai aussitôt, contrariant mes programmations de lectures. J’aimais ce genre de contrariétés !

 

Le train suivant était un omnibus. Décidément, je ne devais pas me presser d’aller voir ma mère ! Je m’installai dans le train avec d’autant plus de facilité que la voiture était peu fréquentée ; j’en profitai pour installer ma prochaine lecture sur le fauteuil d’en face: il s’agissait d’un hors-série du National Geographic consacré à l’Algérie. Ce pays me fascinait sans que je susse d’ailleurs la raison de cette passion, ou plutôt son origine. J’étais flatté à chaque fois de ce qu’on me prît pour un Algérien, un Algérois ou un Kabyle… un homme libre.

 

Les analyses de Maalouf me semblaient justes et percutantes : «  Si nos contemporains ne sont pas encouragés à assumer leurs appartenances multiples, s’ils ne peuvent concilier leur besoin d’identité avec une ouverture franche et décomplexée aux cultures différentes, s’ils se sentent contraints de choisir entre la négation de soi-même et la négation de l’autre, nous serons en train de former des légions de fous sanguinaires, des légions d’égarés. »

Si Maalouf parlait de notre époque, s’il formulait des pistes de réflexion et des réponses, je trouvais dans ma lecture des questions, toujours à peu près identiques et identitaires : qui étais-je donc ? Pourquoi me passionnais-je pour un pays qui n’était pas le mien? Que signifiait cette étrange familiarité ? J’avais bien des éléments épars d’explication – une amitié ancienne avec un surveillant algérien, un faciès manifestement ambigu, un secret de famille autour d’une figure grand-paternelle- mais cela ne me suffisait pas. Je voulais comprendre d’où ça me venait, connaître mes origines, découvrir cet « héritage vertical » dont Maalouf écrit que nous nous réclamons tous alors qu’il est moins déterminant que  l’« héritage horizontal », celui qui vient de notre époque, de nos contemporains.

 

Plongé dans ma lecture, je ne prêtais pas attention au va-et-vient des voyageurs jusqu’à ce qu’un bras se saisisse de mon numéro du National Geographic et qu’une voix me disse :

«  Je peux te le prendre, s’il te plaît ? 

D’abord surpris, voire agacé par ce geste qui me dérangeait dans ma lecture et pénétrait mon intimité, je me ravisai quand je vis mon interlocuteur : un monsieur d’une soixantaine d’années, algérien sans doute, maghrébin assurément.

-         Oui. Si vous voulez… »

 

L’homme s’assit, se justifiant aussitôt : « Nous, les Algériens, quand nous nous levons tôt, il faut qu’on s’assoie ! » Bien installé à présent, il poursuivit : «  Elle est belle cette photographie ! L’Algérie est un très  beau pays. »

 

L’homme était de Constantine. Il engagea la conversation avec moi, marqué par mon sourire et mon affabilité.

«  T’es d’où en Kabylie, toi ? 

J’eus un éclat de sourire et répondis à la fois flatté et gêné :

-  Je suis Français.

-  Tu as le teint d’un Kabyle pourtant !

-  Je ne suis pas algérien… même s’il est vrai qu’on me prend régulièrement pour un Kabyle et qu’un de mes grands-pères était algérien vraisemblablement…

-  C’est marrant ça : « si les cœurs cachent leurs secrets, les visages les révèlent. » Figure-toi que j’ai un fils de 32 ans. Je ne l’ai appris qu’il y a deux ans. »

 

 

Abdelkader me raconta alors qu’il avait été marié à une Française au milieu des années 70 ; qu’ils avaient divorcé et qu’elle avait eu un enfant dont il était le père. Abdelkader n’avait jamais eu entre les mains certains papiers relatifs à son propre divorce qui auraient pu lui apprendre alors l’existence de son fils. Quand ce dernier  avait interrogé sa mère sur ce père qu’il n’avait jamais connu, elle lui avait expliqué qu’il était mort dans un accident de voiture peu avant sa naissance. Je m’étonnai alors non pas tant de l’histoire que me racontait le vieil Algérien que du hasard de cette belle rencontre, conséquence d’un retard décidément bienvenu à Montparnasse. Etais-je moi aussi comme cet homme qui avait ignoré pendant des années une partie de son histoire familiale ? Pourquoi cette rencontre - avec un Algérien de surcroît ! - le jour où précisément je retournais voir ma mère dans une sorte de quête d’identité, mon enquête d’identité ?  Si j’admettais une part de hasard, je n’allais pas jusqu’à croire au mektoub, à cette fatalité arabe selon laquelle tout serait déjà écrit.

«  Et qu’est-ce que tu fais comme travail ? reprit Abdelkader qui estimait avoir beaucoup parlé de lui.

-  Je suis professeur de français. J’aime beaucoup lire et écrire. Je m’intéresse beaucoup aux mots.

-  Et tu l’es ?

-  Pardon ?

-  Tu t’intéresses beaucoup… aux mots ? Tu es …homo ?

 

J’aurais pu être décontenancé par une si grande familiarité, par une question si inconvenante en ce qu’elle touchait à mon intimité. Pourtant, j’éclatai d’un  rire apotropaïque avant d’affirmer :

-  Et vous, vous êtes psy, non ?  Les psys adorent les mots, sans doute parce qu’ils aident des gens qui en ont beaucoup, des maux et des mots !

-  Tu es perspicace et tu m’as répondu. En effet je ne crois pas que notre hasard soit une rencon... euh, que notre rencontre soit un hasard.

-  Joli lapsus !

-  Nul n’est à l’abri des tours et détours de son inconscient. Comment t’appelles-tu au fait ?

-  Je m’appelle Sebastian. »

 

Je me mis alors à parler de mon prénom occupant dans la conversation toute la place qu’Abdelkader me laissait d’ailleurs bien volontiers, plus prompt qu’il était à écouter qu’à parler. J’évoquai la portée symbolique du prénom Sébastien, parlant du saint  transpercé de flèches comme d’une figure  associée à l’homosexualité chez Cocteau –sujet de ma thèse- et bien d’autres. Je citai aussi évidemment  l’un de mes auteurs préférés,  Oscar Wilde, qui avait fini sa vie sous le pseudonyme de Sebastien Melmoth. Je trouvais agréable d’avoir un interlocuteur si attentif au flot ininterrompu de mes paroles. Je m’écoutais parler. Quand je ne trouvai plus rien à dire sur mon prénom, Abdelkader rompit le silence :

«  Tu en connais beaucoup sur les autres Sébastien, mais qui es-tu, toi, Sebastian ? Voilà la question que tu sembles te poser. Tu chemineras encore loin, très loin : qui sait,  jusqu’en Algérie, inchallah ! Je descends ici.

-         Déjà ? »

 

Le silence est parfois une réponse. L’homme disparut comme il était apparu, me plongeant dans des abysses de perplexité. Que signifiait donc cette série de hasards qui, à force de s’accumuler, ressemblait de plus en plus à … de la nécessité ! J’attrapai mon carnet dans lequel je consignais des mots et des idées qui me traversaient l’esprit, me plaisaient et auxquels je faisais en général un sort plus tard. J’écrivis notre rencontre, les mots d’Abdelkader, et repensai avec force à ce « coming out involontaire ». Je biffai « involontaire » et le remplaçai par « inconscient ». J’aimais assez la polysémie du mot qui évoquait à la fois une certaine dangerosité et l’aspect incontrôlé de cette révélation intime. « Révélation » me semblait d’ailleurs un mot meilleur que l’anglicisme coming out que je rayai à son tour. Une révélation, comme en photographie. La connotation religieuse du mot me dérangeait néanmoins : la révélation, c’était l’apocalypse, terme de ce qui était caché jusque-là. Mais faire son coming out n’était pas apocalyptique quand même ! Encore que… Non, le mot ne me plaisait pas et j’en cherchai un autre.

 Mon goût des mots se traduisait par une volonté farouche de trouver toujours le mot juste pour exprimer mon idée. Traduire c’est trahir. Je n’en étais pas persuadé. Je n’aimais pas la fatalité et encore moins celle liée au langage : comment accepter l’idée d’être exproprié de sa pensée par ceux-là mêmes qui sont là pour l’exprimer ? Les mots étaient tout ce qui me restait. Abdelkader partageait-il donc cette manière de penser, quand il avait entendu ce qui avait été dit mais ne devait pas être entendu ? « Je m’intéresse beaucoup aux mots. Et vous l’êtes ? »

Le mot « homosexuel » lui-même n’avait pas ma préférence. Il réduisait la personne qu’il désignait à sa seule identité sexuelle. Or, un homosexuel n’avait pas qu’une identité sexuelle. Ce n’était pas Amin Maalouf qui dirait le contraire ! « Homophile » aurait été sans doute plus approprié même si la proximité phonétique avec « hémophile » aurait pu susciter bien des déconvenues à ceux qu’on appelait parfois encore, dans une confusion généralisée des termes, « pédérastes» ou « pédophiles » ! « Gay » était bien trouvé dans la mesure où l’acronyme signifiait une égalité (good as you) mais il avait le défaut d’être un anglicisme ! Il aurait fallu le franciser en « gai ». « Les mariages tristes, c’est fini ! Vive les mariages gais ! » écrirait le correspondant du journal Libération rapportant la première célébration d’un mariage gai, pensai-je, dans un sourire.

« Libération » ?   Oui, je tenais mon mot car l’idée était assez belle, en tout cas préférable de loin à « sortie du placard ». Le mot  « libération »  exprimait en tout cas l’idée d’un nouveau départ, après une période d’incarcération, d’emprisonnement, de déni, une sorte de renaissance. Le nom ne me convenait pas tout à fait pourtant. On pouvait  être libéré par quelqu’un d’autre. « Libération » était trop passif, il lui manquait la dimension potentiellement dynamique et volontaire du coming out.

«  Délivrance ! »,  m’exclamai-je en m’apercevant alors aux regards étranges de mes voisins que je m’étais laissé emporter par mes pensées. La délivrance était associée à la naissance, elle pouvait être passive ou active, elle exprimait une fin et un renouveau. Satisfait de ma trouvaille, je biffai coming out et écrivis « délivrance inconsciente » dans mon carnet. J’adoptai à partir de ce jour l’expression « faire sa délivrance ».

 

Je repensai alors à l’histoire d’Abdelkader et au mensonge maternel. Au moment de mourir, la femme d’Abdelkader avait laissé des papiers  à l’intention de son fils qui avait pu accéder enfin à la vérité de ses origines. Celui qui lutte contre la vérité finit par elle terrassé. Au moment du divorce, Abdelkader avait été un mauvais homme ; il aurait donc été selon sa femme un mauvais père pour son fils qui n’aurait donc rien perdu à ne pas le connaître. Pourtant, au moment de mourir, la femme d’Abdelkader avait sans doute été prise de remords et avait décidé de faire revivre ce père en révélant la vérité à leur enfant. Ce n’était pas en allant voir ma mère que j’obtiendrais des réponses ! Que valent donc les fables parentales ? De même que j’avais dénié mon homosexualité pendant des années pour me protéger, de même cette mère avait dénié la vérité à son fils pour le protéger. Pour se protéger ? Se mentir pour se protéger, mentir à autrui pour le protéger…. La maladie numéro trois. Je ne pus m’empêcher de penser à l’Algérie qui, sous le régime de Vichy, s’était empressée d’appliquer les lois antisémites, interdisant aux médecins juifs d’exercer. Le pays avait alors été confronté à des épidémies, notamment au typhus. J’avais appris que les médecins avaient alors préféré parler de « la maladie numéro trois » pour ne pas nommer le typhus, pour ne pas effrayer la population. Le mensonge paré de vertus protectrices  était-il donc la « maladie numéro quatre » ? J’ouvris mon carnet et inscrivis quelques lignes à ce sujet qui m’inspirerait sans doute.

 

Je n’étais pas encore arrivé au terme de mon voyage ; je m’assoupis quelques instants, avant d’être réveillé par les vibrations de mon téléphone. C’était la « maison » qui m’appelait.

«  Oui, tout va bien. Je t’entends très mal. Je devrais arriver à 14h54 », dis-je à ma correspondante. 

Je devais d’abord me rendre dans ma seconde famille, celle qui m’avait adopté et que j’avais adoptée, qui m’avait même accueilli un Noël où je m’étais tenu à l’écart des miens. J’avais trouvé chez les Gilain l’affection, la générosité et l’empathie que j’avais longtemps espérées des miens, en vain. Je me savais maladroit et mal à l’aise au téléphone. Heureusement j’avais écrit aux Gilain avant mon voyage pour les remercier de tout ce qu’ils avaient fait pour moi. J’avais mentionné également mon projet de revoir ma mère. La seule présence chaleureuse des Gilain suffisait à calmer mes tourments maternels. Ma lettre avait-elle bien exprimé ma pensée ? Je pris mon carnet dans lequel j’avais glissé un double de cette correspondance. Je relus la lettre avec attention.

 

 

     Paris, le 17 octobre 2012.                                                    

                                                          Chers amis,

 

Je vous rendrai visite dans moins de deux semaines à présent car je me suis décidé à aller voir Maman. Je suis très heureux à l’idée de vous revoir enfin. Sachez que vous me manquez et que je pense régulièrement à vous. Au risque de me répéter, je tenais à vous remercier encore pour tout ce que vous avez fait pour moi. Je vous entends me dire que tout cela n’est rien, que c’est normal. Pourtant ce rien a été, est et restera beaucoup pour moi. Grâce à vous, je pense avoir beaucoup cheminé et évolué depuis 4 ans. Vous m’avez apporté l’affection indispensable à chacun ainsi que des réponses à certaines des questions que je pouvais me poser. Il me reste encore à aller voir Maman, ce que je compte bien faire cette fois.

Françoise, prends soin de toi et Fulgence, prends soin de Françoise ! Ménagez-vous un peu : vous n’avez plus vingt ans !

J’apprends ce soir que la France reconnaît enfin (mieux vaut tard que jamais) sa responsabilité dans l’écrasement sanglant de la manifestation parisienne du 17 octobre 1961. Je trouve que la France est grande quand elle reconnaît avec lucidité ses faiblesses comme ses forces. Tu vois que tes leçons sur le pardon aux parents, Fulgence, portent leurs fruits. La France n’est-elle pas dans notre cœur  notre mère-patrie ? Bon d’accord Françoise, il y a aussi dans mon cœur de la place pour l’Algérie...  L’Algérie est mon second pays, ma patrie d’adoption même si je ne suis pas certain que l’adoption soit aussi réciproque qu’avec vous… Vous m’avez accepté comme je suis et deviens : agnostique, homosexuel gai, libre, juste, français fervent défenseur de la langue française et de la francophonie…

Je vous embrasse très fort l’un et l’autre et vous dis à très bientôt.

 

Sebastian.

 

 

Ma lettre avait une grandiloquence inhabituelle et surannée, une odeur de patriotisme exigeant. Elle était à mon image et traduisait bien les sentiments qui avaient été les miens ce soir du 17 octobre. Le choix d’une liste inachevée d’adjectifs résonnait comme autant de strates identitaires toujours en devenir. Je repris Les Identités meurtrières pour recopier dans mon carnet une phrase qui me semblait très juste et actuelle à propos de l’émergence d’une nouvelle approche de la notion d’identité :

« Une identité qui serait perçue comme la somme de toutes nos appartenances, et au sein de laquelle l’appartenance à la communauté humaine prendrait de plus en plus d’importance, jusqu’à devenir un jour l’appartenance principale, sans pour autant effacer nos multiples appartenances particulières. »

Après tout, n’était-ce pas là l’important ? Que m’importaient les secrets de mes héritages verticaux dès lors que j’avais une conscience claire de mes identités, notamment de la principale : j’étais un homme, un Français oui, amoureux de l’Algérie et de la langue française, épris de justice, désireux de vivre une relation amoureuse avec mon ami…

J’étais amoureux aussi parce que je me savais aimé. Quand je descendis du train, Françoise et Fulgence m’attendaient sur le quai, heureux de retrouver leur fils, le second, leur enfant  d’adoption. Avant de me conduire voir ma mère, ils prirent le temps de m’embrasser et de me déposer chez le fleuriste. Mes commandes étaient prêtes : j’offris un bouquet de roses à Françoise et m’en allai, seul, fleurir la tombe maternelle de chrysanthèmes.

 

 

novembre 2012.

 

(Nouvelle écrite dans le cadre du Prix Pégase 2013 dont le thème était cette année "correspondance(s)")

 

 

 

 

"Il y a quelqu'un?"

 

Pourtant, un après-midi, nous revenions d'une promenade sur le chemin du Moulin d'Etrelles -les noms que l'on croit avoir oubliés, ou que l'on ne prononce pas de peur d'être ému, surgissent dans notre mémoire, et ce n'est pas si douloureux que cela-, et le chien marchait devant nous, sous un soleil d'automne. A peine avions-nous refermé sur nous la porte de la maison que nous avons entendu un bruit de moteur. Il se rapprochait. Dannie m'a pris la main et m'a entraîné au premier étage.Dans la chambre, elle m'a fait signe de m'asseoir et elle s'est postée au bord de l'une des fenêtres. Le moteur s'est arrêté. Une portière a claqué. Un bruit de pas dans la partie de l'allée qui était recouverte de graviers. "C'est qui?" ai-je demandé. Elle ne m'a pas répondu. Je me suis glissé jusqu'à l'autre fenêtre. Une grosse voiture noire de marque américaine. Il me semblait que quelqu'un était resté au volant. Un coup de sonnette. Puis deux. Puis trois. En bas, le chien a aboyé. Dannie était figée et, d'une main, serrait le rideau. Une voix d'homme: "Il y a quelqu'un? Il y a quelqu'un? Vous m'entendez?"

Dannie me regardait, l'index sur les lèvres, livide: elle tremblait. Les aboiements du chien couvraient heureusement les gémissements de ma soeur. "Les enfants! Venez. J'ai quelque chose pour vous!" Si Dannie n'avait pas été dans cet état, je me serais volontiers fié à cet homme, je lui aurais répondu. J'étais perdu. Je ne comprenais pas ce qui se passait, intrigué par cette visite impromptue d'un monsieur qui semblait nous connaître et nous vouloir du bien: il nous apportait des cadeaux. Bris de glace, coup de feu. Silence. Dannie elle-même s'est tue alors que notre compagnon de jeux avait sans doute été abattu. "Nous reviendrons les enfants!" Le moteur a démarré. Une portière s'est ouverte, elle a claqué, la voiture est partie. Dannie s'approcha de moi, m'enlaça en sanglots et s'effondra...

(Atelier Plumes, octobre 2012. Le texte en italique est extrait de L'Herbe des nuits de Patrick Modiano. Il s'agissait d'écrire une suite à ce texte.)

 

Cadavres exquis.

 

 

Quand je pourrais marcher, je m’envolerai

Et j’aurai un jardin extraordinaire, plein de fleurs.

 

Quand la libellule se pose sur l’étang

Le sourire est un passeport.

 

Quand tu viens me visiter

Le soleil me met de bonne humeur.

 

Si le soleil resplendit à midi

Il faut se fixer des limites et savoir pardonner.

 

Quand le jardinier aura taillé les arbres de mon jardin

Je pourrai lui donner ma recette de pain d’épices.

 

Si le saule ne pleurait plus et s’il ne perdait pas ses feuilles

Il pourrait nager loin dans la mer.

 

Si jamais il faisait beau la semaine prochaine

Il y aurait davantage de fleurs d’été.

 

Si tu avais ri à gorge déployée

Les fleurs de lotus seraient à la fête.

 

Si les nuages étaient de cristal

La pluie tomberait orange et bleue.

 

Si les parapluies n’avaient pas de baleines

Le futur serait présent.

 

Quand le temps sera suspendu au noir de la vie

Nous danserons jusqu’à la nuit.

 

Si l’infini était conditionnel

Je t’accueillerais les bras grands ouverts.

 

 

Si Paris était en bouteille

Les nains et autres trolls ne se manifesteraient plus.

 

Si Lise-Noëlle respectait les consignes

Les lumières seraient vertigineuses.

 

Si un jour les hippopotames sautent à la corde

Nous nous amuserons moins.

 

Si tous les borgnes du monde se bouchaient l’autre œil

Je pourrais vous satisfaire.

 

Quand les plumes écriront des cancans

Les culs de jatte auront la partie belle.

 

 

Si Olivier était resté boulevard Raspail

Je pense qu’il faudrait déboucher le champagne tellement c’est exceptionnel.

 

Quand le ciel est vert

Je peux sonder les chemins oesophagiens.

 

 

Quand vous me direz de me taire, qui sait si…

Le blanc se répandra sur les lignes noires du sens.

 

(écriture collective, atelier des Plumes du 21 octobre 2012)

 

 

 

 

Les mots de l'ascendance.

 

Le mot dit son ascendance :

-le mot Dell, passionné d’informatique,

-le mot nique, où tu veux quand tu veux,

-le mot rose, très épineux,

-le mot là, Omar-m’a-tuer est parti en moto,

-le mot tard, mieux vaut tard que jamais,

-le mot Riac, à lire en buvant du Cognac,

-le mot lierre, beau mais envahissant,

-le mot zart, vous avez dit bizarre ?

-le mot nopole, quand t’as le cœur qui déborde,

-le mot Ahmed, fils de Momo,

-le mot cœur, toujours le mot pour rire,

-le mot zolée, communiste espagnol un peu olé olé,

-le motard, tiens revoilà le mollah Omar,

-le mot lotov, amateur de cocktail,

-le mot lard, un peu trop salé….

 

Atelier Plumes, septembre 2012.  Il s’agissait d’écrire un texte alliant calembours et définitions des néologismes obtenus à la manière de Claude Guillot dans « Quelques-uns des mots qui jusqu’ici m’étaient mystérieusement interdits ».

 

 Images, mandala de mots, texte...

 

Chaleur accablante : tout est calme, chacun sieste ou lézarde, étendu à l’ombre, les chibanis (= les anciens) se délassent.

Après tant d’efforts, tant de marches, tant de pierres, les babouches et les cannes sont posées dans la lumière sous la rampe ; les pieds meurtris par la ruelle sont étendus : est-ce la lumière ou l’amitié qui vaincra ?

Coucher de soleil : entre les deux colonnes de marbre, capuches et djellabas blanches de dos font la prière.

Un chat passe. Des femmes frottent avec du savon le petit corps qui déborde de calcaire.

 

Atelier Plumes, septembre 2012. Il s’agissait de choisir quatre photos ou cartes postales parmi un large choix, avant de faire une mandala de mots par associations d’idées, de mots, d’expressions que nous inspirent ces images avant de relier ces mots dans des bulles à chaque fois qu’on peut les associer. Cela constitue des réseaux qui serviront de matériau aux phrases ou paragraphes du texte. Retourner les images pour ne plus les voir, écrire un texte avec ce matériau puis le lire une fois ; le relire après avoir retourné les photos.

 

 Prenons-nous pour Virginia Woolf...

 

Comme les lumières dans les chambres du Sofitel new-yorkais nous donnent le sentiment que la vie est parfois injuste : il arrive, et il y a juste de quoi payer un cinéma. Il t’a conseillé d’aller regarder le lapin géant, lapin qu’ils auront au dîner de la maison de retraite après l’extinction des lumières. Puis ils dorment. Pour les vieux, le sommeil n’est que tiédeur, rarement chaleur intense, parfois un divertissement grâce à quelque rêve fantastique. « Ma lettre, pense l’épicier, vaut de l’or. Si je la poste à temps, je gagne cinq cents livres et une place pour le lapin. La vie est belle. Si je perds, on tuera le lapin ». Et il dort.

 

Cela continue. Ecoutez. Bruit de wagons sur une voie de garage. Bruit de rail, bruit des événements qui se suivent dans nos vies. Partir, partir il faut, il faut. Il faut partir, loin, mais pour ça d’abord il faut se lever-mots sobres, rêves enfouis- il faut ramper et traîner dans la boue que nous voyons devant nous et suivre les sentiers sans lesquels nous serions perdus. Le parcours ressemble au choc des mots, au poids des photos.

 

A présent loin en aval sur le fleuve, j’entends des gens entonner la chanson des petits fanfarons, au loin, debout sur des chars à bancs, tirés par des trains aux multicolores vapeurs bondés. C’est sûr : naguère, en traversant la cour, en regardant les fenêtres ouvertes en été, quand ils s’enivraient, ils portaient de petites casquettes à rayures, et marchaient dans la même direction quand le break prenait le virage dangereux du comté. Je voulais être avec eux. Mais je restai seule, écoutant les murmures à peine perceptibles qui disparaissaient doucement. Tenez ! Je disparais à mon tour. Je n’arrive plus à me maintenir en entier. Il nous faut partir ; allons prendre le train nous aussi. Pour cela, il nous faut d’abord marcher jusqu’à la gare.

 

Atelier Plumes, septembre 2012. Une page de Virginia Woolf, extraite des Vagues, découpée préalablement aux ciseaux nous était distribuée. Nous n’avions donc que les débuts de lignes et c’était à nous de compléter les blancs pour donner un sens au texte…

 

 

 

Le verrou.

 

L'heure approche où dans la nuit le cliquetis de l'interdit m'annoncera le départ de son mari. Aveugle amant, le désir et l'envie m'ont envahi. Tout est noir à présent et pourtant mon regard garde en mémoire tous les recoins de sa prison. Même bandés fermement, mes yeux la pénétreraient furtivement. Trousseau de clés, bruits de pas, ouverture: baiser fugace, doigt levé, amour au lit, sa bouche! Odeur envoûtante, maîtresse charmante, il est parti. Fermeture.

Atelier Plumes, juin 2012. Il s'agissait de choisir trois mois dans un texte de Michel Butor ("L'oiseau, la déclaration, les roseaux, la chaleur, ..." in Anthologie nomade), puis parmi les trois, en retenir un; écrire tous les mots du champ lexical associé au mot retenu. Chaque opération prend 3 minutes. Dernière opération: écrire un texte qui a pour titre le nom retenu (15 minutes).

 

 

Aïcha, une femme d'Essaouira.

 

 

Nouvelle version (10 juin 2012), plus brève du texte que j'ai écrit en 2011.

Le soleil profitait de l’ouverture matutinale des fenêtres pour investir la maison d’Aïcha qui remarqua aussitôt une note rose sur le linge blanc entreposé sur le sol de la buanderie. S’il aimait les couleurs comme sa mère, Magyd n’avait toujours pas retenu qu’il fallait séparer le blanc des couleurs ou il comptait  pour cela sur la maîtresse de maison, comme ses frères et leur père. Aïcha ferma la fenêtre qui donnait sur la terrasse et son étendoir: les quatre fils  n’attendaient que le linge pour s’habiller. La voisine, Kadija, avait déjà étendu le sien : une djellaba d’enfant, blanche et or, se détachait clairement devant le reste du linge. Tout se passait donc bien pour les voisins. Aïcha était radieuse. Depuis le lever du soleil, Mohcine était au marché: il serait de retour à la maison pour le déjeuner.  Son épouse était  tranquille car le plat était déjà en train de mijoter. Les garçons dormaient encore là-haut. Magyd, rentré tard, avait bravé l’interdit paternel mais  Mohcine s’était endormi trop tôt pour s’en apercevoir. Aïcha ne dénoncerait pas son aîné car elle avait  horreur des éclats de voix qui troublaient le silence ordinaire. Mohcine parlait  peu en général, mais il s’emportait facilement surtout quand il considérait qu’on ne lui obéissait pas. Nabil était blessé depuis son accident de moto: il restait le plus souvent alité. Une opération pourrait lui permettre de marcher de nouveau mais elle coûtait cher et ses parents n’avaient pas l’argent nécessaire. Le destin semblait avoir parlé très tôt pour Nabil. Abdelwahed, le petit dernier, n’allait plus tarder à faire savoir qu’il était réveillé.

 

Aïcha était de bonne humeur. Elle chantonnait dans sa tête un air familier. Elle se rendit dans sa chambre, ouvrit l’armoire, le tiroir à double fond qu’elle seule connaissait ; elle se saisit de sa boîte à rêves, adressa une brève prière à Allah pour qu’il continuât de protéger  ses rêves du mauvais œil et ouvrit le coffret. Ses rêves ne devaient pas être trop grands car le coffret hérité de sa grand-mère était minuscule. La boîte contenait la photo d’une voisine un peu plus jeune que Magyd : Nassima était fort belle et Aïcha aurait bien vu son aîné l’épouser; une photo du docteur Slimane, un chirurgien réputé de Casablanca selon l’article qu’illustrait la photographie : ce médecin était bel homme, il devait bien opérer et pourrait rendre ses jambes à Nabil ; un foulard vert enfin qui exhalait une odeur d’Europe, très à la mode à Paris selon Kadija. Ce foulard vert, Aïcha y fourra son nez, elle s’emplit les narines de l’odeur qu’avaient ses rêves. Elle le mit autour de son cou un instant pour s’évader. Que Kadija était bonne de lui avoir offert cette étoffe si délicieusement colorée, parfumée et …interdite ! Déjà Abdelwahed descendait l’escalier et appelait « Mama » pour que sa mère s’occupât de lui et lui donnât  à manger. Aïcha rangea rapidement le foulard dans sa boîte, la boîte dans le tiroir à double fond de l’armoire, dont elle referma les grandes portes avant de  sortir de la chambre. La journée ne faisait que commencer. Abdelwahed avait tôt fait de prendre son petit-déjeuner. Il avait hâte de ne pas rester seul.

 

- Wahed ! Va réveiller tes frères. Il est l’heure de se lever maintenant. Va dire à Nabil que je lui apporte son plateau. 

-Oui, Mama !  répondit le garçon malicieux, véritable Sheitan[1] selon ses frères.

 

Sisyphe des temps modernes, Aïcha n’avait  de cesse de laver, d’étendre, de repasser et de ranger le linge. Ses enfants changeaient tous les jours d’habits. Magyd attachait une grande importance à ce que les couleurs fussent assorties. S’il tenait de sa mère ce goût des couleurs, Magyd en revanche était avec son père ce que la nuit est au jour. Aïcha était une femme d’intérieur. Elle ne sortait qu’une fois par semaine de la maison, pour descendre au puits où elle avait rendez-vous avec Kadija. La terrasse où elle étendait le linge était une zone intermédiaire dans sa géographie: située chez elle, elle donnait sur l’extérieur, sur la maison de Kadija notamment avec qui elle communiquait grâce au linge que les deux femmes étendaient sur le fil. Elles seules connaissaient ce langage auquel les hommes n’entendaient rien. Kadija et Aïcha partageaient ainsi des émotions et des sentiments qu’il ne convenait pas d’exhiber : cela aurait perturbé la sérénité intérieure que  l’une et l’autre protégeaient.

 

Aïcha étendit son linge blanc sur la terrasse. Le maillot de Magyd et les chaussettes vertes assorties étaient eux aussi étendus sur le fil de la terrasse, du côté de chez Kadija, de manière à être visibles de la voisine qui comprendrait le message : Aïcha  avait pu rêver un peu ce matin grâce au foulard vert. Nabil devait s’impatienter déjà. Aïcha se pressa de lui monter son plateau avant de s’assurer que Magyd avait assez mangé. Elle débarrassa les plateaux, ramassa le linge qui traînait, défit les lits, changea les draps  et refit les lits à l’identique ; elle tria les couleurs et s’en retourna en bas  surveiller le déjeuner qui mijotait.

 

 

Kadija resplendissait de bonheur : son mari Nafa venait de rentrer d’Algérie où il avait pu trouver de quoi assurer la prospérité de son ménage pour plusieurs semaines. Comme à son habitude Nafa avait couvert son épouse de cadeaux. Il savait qu’elle aimait les couleurs vives : ces djellabas colorées qu’il avait trouvées en Algérie feraient le charme de Kadija. Il savait aussi que tout ce qui touchait à l’Europe plaisait à sa femme et qu’elle désirait vivement  un enfant. Il le lui avait promis au retour de ce voyage périlleux. Il revenait avec deux belles promesses : fécondité et prospérité. Très tôt ce matin, Kadija avait étendu son plus beau linge blanc du côté de chez Aïcha, mettant au milieu du premier fil un vêtement doré et une djellaba d’enfant. Demain, elle verrait sa voisine au puits et les deux femmes pourraient partager leurs émotions et leurs rêves. Kadija chantait sa joie à tue-tête.

Nafa était heureux de voir sa femme si belle et si joyeuse. Dans moins d’un an, ils auraient un enfant.  Ce serait un fils inchallah. Nafa avait invité les voisins à venir fêter son retour.

 

Mohcine n’avait pas daigné répondre à l’invitation de ses voisins dont il condamnait la vie. Nafa était un contrebandier sans scrupules ; il était toujours à l’étranger, loin de son foyer et de ses devoirs conjugaux. Il n’avait toujours pas d’enfants. Mohcine, lui, avait déjà trois beaux garçons. Allah punissait Nafa comme il punissait Essaouira, la cité aux merveilleux remparts qui se donnait aux étrangers. Les affaires n’avaient pas bien marché pour Mohcine ce matin encore. Nafa lui avait déjà conseillé de se convertir au marché porteur d’huile d’Argan plutôt que de s’obstiner à tenter de vendre une sardine qui avait trouvé sa concurrente. Mohcine s’y refusait et se méfiait des conseils de son voisin.

 

Aïcha était encore heureuse quand son mari rentra déjeuner à la maison. Mohcine avait l’air maussade. Aujourd’hui encore, il avait dû avoir du mal à vendre ses sardines. Elle aurait voulu lui faire oublier sa matinée et lui donner un peu de sa joie, prendre un peu de sa peine. Mohcine savait ce qui pourrait lui faire plaisir.

 

- Aïcha, je veux  un quatrième enfant. Là, maintenant. Tu vas me donner une  fille, cette fois. 

Aïcha n’était pas prête. Elle n’avait pas envie. Mohcine, toujours économe de ses mots, se contenta de répéter le prénom de sa femme plus fort et d’entraîner Aïcha dans le lit conjugal.

 

Mohcine était aussi rapide que taiseux. Il était le premier à table. Il avait l’air réjoui. Ses garçons le rejoignirent.

 

Aïcha avait séché ses larmes pour que ses enfants ne lui posassent pas de questions. Elle s’occupait du service. Ses pensées se bousculaient. Magyd ouvrit les hostilités :

-  Nafa est rentré d’Algérie couvert d’or. Tout le quartier déjeune chez lui…

- Tous les pique-assiettes déjeunent à la table de ce contrebandier ! Notre famille n’a pas sa place à sa table. Nos voisins vivent dans le pêché permanent. D’ailleurs, ils n’arrivent pas à avoir d’enfants. A quelle heure est rentré Magyd hier soir, Aïcha ? 

Magyd savait qu’il pouvait compter sur sa mère comme sur l’ignorance de Wahed qui se couchait très tôt.

- A 22 heures comme prévu. Si Allah accorde la richesse à nos voisins, ils auront peut-être un enfant prochainement….

- Tes prédictions ne valent rien ! coupa Mohcine. Nul ne connaît les projets du Tout-Puissant. Occupe-toi de la maison, Aïcha : c’est déjà bien assez pour toi. 

 

Ce fut le seul échange du déjeuner. Nabil ne put s’empêcher de désapprouver sa mère. Elle couvrait les bêtises et sans doute la débauche de Magyd. Pourquoi avait-elle provoqué son mari en évoquant favorablement leurs voisins que Mohcine ne supportait pas ? Il était persuadé de ne pas tout comprendre. Son silence était synonyme de prudence.

Pendant que les hommes siestaient, Aïcha continuait à s’affairer. Après avoir fait la vaisselle et lessivé les draps, elle avait hâte d’aller changer le linge sur le fil. Elle savait précisément ce qu’elle voulait dire à Kadija et les draps colorés de ses enfants allaient lui permettre d’exprimer son désarroi. Elle sortit  sur la terrasse étendre sa lessive, plaçant sur le fil situé du côté de chez Kadija le grand drap rouge vif de Magyd qui remplaça ses vêtements verts du matin.

Elle entendit que plus bas, chez Nafa et Kadija, les conversations allaient bon train, les rires étaient bruyants. Kadija était heureuse aussi assurément. Elle aurait l’enfant qu’elle désirait depuis si longtemps. Aïcha se mit à pleurer, pensant à ce quatrième enfant dont elle ne voulait pas et qu’elle portait déjà peut-être en elle. Elle profita d’être seule pour s’adresser à Allah. Dans sa prière, elle demandait au Tout-Puissant de pardonner sa violence à Mohcine. Elle savait qu’il l’aimait, parce qu’il lui avait été donné pour mari. Murmurer sa prière et étendre ce drap rouge lui faisaient du bien. Alors qu’elle s’apprêtait à rentrer, elle entendit une voix :

-  Si tu es Aïcha, comment se fait-il que tu sois aussi triste ? Si tu n’es pas Aïcha, comment fais-tu pour être aussi belle et semblable à celle que Kadija ta voisine vient de me décrire ?

Aïcha n’avait pas l’habitude de parler. Encore moins de dialoguer avec un homme. L’inconnu qui lui parlait était il un envoyé d’Allah ou de Kadija comme il l’affirmait ? Elle découvrit derrière le muret de la terrasse un homme fort beau au visage doux – il ressemblait à Hakim, un amour de jeunesse qui ne lui était pas destiné, ou peut-être au docteur Slimane : ses traits et ses mots lui inspirèrent aussitôt confiance et espoir. Elle se hasarda à répondre à l’inconnu à la voix si douce.

- Je m’appelle Aïcha. Je ne sais pas qui tu es mais si Kadija t’a parlé de moi, sache qu’elle ne t’a pas menti : j’étais très joyeuse ce matin et me réjouis de son bonheur. Seulement voilà : l’un de mes draps est taché. L’eau n’est pas venue à bout de cette tache qui semble indélébile. Le ciel en voudra-t-il ?

 - Tu peux faire confiance au soleil Aïcha. Je m’appelle Ismaël. Je vais de ville en ville et je vends mes étoffes ; je n’ai ni famille ni foyer. Tes voisins, m’ont offert le repas et voulaient me retenir car ils fêtaient le retour de Nafa et la naissance à venir de leur premier enfant. Kadija m’a dit grand bien de toi et elle m’a pris une étoffe verte pour te l’offrir. 

 

 

Quand les derniers voisins eurent quitté la maison, Kadija voulait encore partager sa joie. Son regard se posa sur l’étoffe verte qu’elle avait achetée au vendeur itinérant pour l’offrir à Aïcha qu’elle verrait au puits le lendemain. Sans attendre davantage, elle alla l’étendre sur le fil qui donnait chez son amie, pour lui dire combien elles étaient à l’unisson. Au vert de l’étoffe répondrait le vert des vêtements exhibés par Aïcha. En sortant dans le jardin, elle croisa son mari qui avait l’air aussi heureux que sa femme.  A présent, ils étaient seuls et pouvaient penser à leurs projets. Nafa embrassa tendrement sa femme. Kadija lui dit alors d’un air coquin :

- Si tu ne tardes pas trop, je te donnerai ton premier enfant avant le prochain ramadan !

- J’avais fait le même calcul et n’attendais que le départ de nos derniers visiteurs pour te combler de bonheur ! Pose donc ton étoffe et suis-moi!

- Je l’étale et te rejoins aussitôt.

Il faisait encore très chaud. Kadija se dirigea au fond du jardin ; elle étendit l’étoffe verte qu’elle donnerait à son amie et riait en pensant à ce langage secret qu’elle partageait avec sa voisine. Elle jeta un coup d’œil chez Aïcha pour comparer les deux verts et s’aperçut alors seulement du changement de couleurs.  Un grand drap rouge vif avait remplacé les vêtements verts du matin. Il était placé de telle sorte que Kadija ne voyait que ce rouge. Qu’est-ce que cela pouvait signifier ?  Le rouge était plus équivoque que le vert dans le langage secret et approximatif des deux amies qui riaient chaque semaine de leur complicité comme des incompréhensions que ce code pouvait susciter. Rouge ? Était-ce une manière pour Aïcha  de parler d’amour ? Était-elle tombée sous le charme du bel itinérant ? Ou bien Mohcine s’était-il fâché pour un motif quelconque comme il savait si bien le faire ? Rouge comme le sang ? Ce qui troublait le plus Kadija était l’obturation que provoquait ce drap ; d’ordinaire Aïcha se contentait d’une touche colorée sur un fond qui pouvait lui aussi avoir une signification. Kadija savait que son amie pouvait jouer des quatre fils de son étendoir, de la droite, du milieu et de la gauche pour parler des enfants, de Mohcine ou d’elle. Que signifiait donc ce grand drap rouge placé sur le premier fil, le plus proche de chez Kadija ? Elle le saurait sans doute dès le lendemain en allant au puits et les deux amies riraient à nouveau des hypothèses qu’elles avaient pu imaginer l’une et l’autre au cours de la semaine écoulée. Elle était loin d’imaginer que le drap rouge de Magyd cachait un autre drap,  souillé à jamais…



[1] Diable.