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DICTIONNAIRE DES MOTS ADOPTES

ELOGE DE LA FRANCOPHONIE

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COIN DES PETITS BATEAUX

RECENSEMENT DES TEXTES

RECENSEMENT DES OEUVRES.

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ABECEDAIRE MYTHOLOGIQUE.

éléments de religion romaine

Les esclaves dans la société romaine antique de la fin de la République

la mort dans la Rome antique de la fin de la République

Coin cinéma n°1

coin cinéma n°2

coin cinéma n°3

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coin cinéma n°5

coin cinéma n°6

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GRAMMAIRE FRANCAISE

LES NOTIONS DE BASE

LE NOM

homonymes, paronymes

LE VERBE

le verbe et ses assistants

les différentes formes du verbe

Valeurs temporelles, aspectuelles et modales des temps de l'indicatif

le subjonctif et l'impératif

PRINCIPAUX ACCORDS

accord des noms

accord des adjectifs et des déterminants numéraux

accord des participes passés.

LA PHRASE

mémento grammatical

mémoire musicale

Oscar Wilde

carnet d'écriture n°1 (2009-2011)

 

Cécilia.

 

 

 

Cécilia, je te vois. Cécilia, je te veux. Cécilia, je ne peux.

Une hermine au vilain museau reflète ta blancheur, protège ton honneur, éloigne ta peau.

La bête est blanche comme tu es belle.

Ses yeux sont inquiets, les tiens sont sereins.

Si la blancheur vous unit, tout nous sépare.

Je suis la déloyauté, je suis l'impureté, je suis la luxure.

Ma peau est noire: seul le bout de ma queue est blanc.

Cécilia tu me vois. Cécilia, tu me veux. Cécilia, tu ne peux.

(Atelier Plumes, décembre 2011. A partir du tableau de Vinci, Portrait de Cécilia Gallerani, exprimer un point de vue.)

 

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Le mur.

 

 

 

Sa patronne se transforme en mur.

Un mur bien mûr, tout décrépit, malgré les ravalements de façade, un mur qu'il a envie de détruire.

Non pas faire le mur, mais le défaire, l'anéantir, l'abolir, le faire "éclater aux quatre coins de Paris façon puzzle", avec de la dynamite ou bien avec cet engin qui détruit les immeubles, sorte de boule métallique gigantesque, balancier qui indique à sa patronne que son heure a sonné.

Les murs sont là pour séparer.

Séparons-nous des murs.

(Atelier Plumes, décembre 2011 : consigne. Partir d'une phrase de Dubillard "Sa femme se transforme en mur" et écrire un texte bref).

 

 

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Le castor Ine.

 

 

 Il était une fois un castor qui avait trois frères et soeurs: Ane, Ene, One. Ine occupait, vous l'avez compris, la troisième place dans la fratrie. Tous étaient nés avec un problème de santé en rapport avec leur nom pensait-on.

Ane, que ses frères appelaient Ama parce que ce castor était très bricoleur, souffrait régulièrement de très vives douleurs et prenait des analgésiques pour les soulager.

Ene, que ses frères appelaient Eme parce que ce castor était toujours amoureux, avait des problèmes de hanche. Sa mère le détestait et cette haine expliquait selon un médecin des douleurs à l'aine étendues aux hanches. Certains disaient que c'était à cause de son manche, qui était fort gros.

One, que ses frères appelaient Ome parce que ce castor très casanier restait toujours at home, souffrait de la maladie de Cron.

Le pauvre Ine souffrait de migraines. Nul ne savait le rapport avec son nom. Ses frères ne lui avaient pas non plus trouvé de surnom.

Un jour qu'ils apprenaient à boire avec une paille, ses frères et soeurs se moquèrent d'Ine car il soufflait et ne savait comment s'y prendre. Le pauvre Ine souffrait d'une migraine. Ses frères et sœurs en cœur s’écrièrent :

-Mais aspire, Ine!

Ine aspira et la migraine cessa.

 (Atelier Plumes, décembre 2011. Consigne: quel est le rapport entre le castor et l'aspirine.)

 

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Aïcha, une femme d'Essaouira.

 

 

Le soleil inondait la maison de ses rais lumineux et profitait de l’ouverture matutinale des fenêtres pour investir la maison d’Aïcha qui remarqua aussitôt une note rose sur le linge blanc entreposé sur le sol de la buanderie. S’il aimait les couleurs comme sa mère, Magyd n’avait toujours pas retenu qu’il fallait séparer le blanc des couleurs ou il comptait pour cela sur la maîtresse de maison, comme ses frères et leur père. Aïcha ferma la fenêtre qui donnait sur la terrasse et son étendoir: les quatre fils n’attendaient que le linge pour s’habiller. La voisine, Kadija, avait déjà étendu le sien : une djellaba d’enfant, blanche et or, se détachait clairement devant le reste du linge. Tout se passait donc bien pour les voisins. Aïcha était radieuse. Depuis le lever du soleil, Mohcine était au marché: il serait de retour à la maison pour le déjeuner. Son épouse était tranquille car le plat était déjà en train de mijoter. Les garçons dormaient encore là-haut.Magyd, rentré tard, avait bravé l’interdit paternel mais Mohcine s’était endormi trop tôt pour s’en apercevoir. Aïcha ne dénoncerait pas son aîné car elle avait horreur des éclats de voix qui troublaient le silence ordinaire. Mohcine parlait peu en général, mais il s’emportait facilement surtout quand il considérait qu’on ne lui obéissait pas.Nabil était blessé depuis son accident de moto: il restait le plus souvent alité. Une opération pourrait lui permettre de marcher de nouveau mais elle coûtait cher et ses parents n’avaient pas l’argent nécessaire. Le destin semblait avoir parlé très tôt pour Nabil.Abdelwahed, le petit dernier, n’allait plus tarder à faire savoir qu’il était réveillé. Aïcha était de bonne humeur. Elle chantonnait dans sa tête un air familier. Elle se rendit dans sa chambre, ouvrit l’armoire, le tiroir à double fond qu’elle seule connaissait ; elle se saisit de sa boîte à rêves, adressa une brève prière à Allah pour qu’il continuât de protéger ses rêves du mauvais œil et ouvrit le coffret. Ses rêves ne devaient pas être trop grands car le coffret hérité de sa grand-mère était minuscule. La boîte contenait la photo d’une voisine un peu plus jeune que Magyd : Nassima était fort belle et Aïcha aurait bien vu son aîné l’épouser; une photo du docteur Slimane, un chirurgien réputé de Casablanca selon l’article qu’illustrait la photographie : ce médecin était bel homme, il devait bien opérer et pourrait rendre ses jambes à Nabil ; un foulard vert enfin qui exhalait une odeur d’Europe, très à la mode à Paris selon Kadija. Ce foulard vert, Aïcha y fourra son nez, elle s’emplit les narines de l’odeur qu’avaient ses rêves. Elle le mit autour de son cou un instant pour s’évader. Que Kadija était bonne de lui avoir offert cette étoffe si délicieusement colorée, parfumée et …interdite ! Déjà Abdelwahed descendait l’escalier et appelait « Mama » pour que sa mère s’occupât de lui et lui donnât à manger. Aïcha rangea rapidement le foulard dans sa boîte, la boîte dans le tiroir à double fond de l’armoire, dont elle referma les grandes portes avant de sortir de la chambre. La journée ne faisait que commencer. Abdelwahed avait tôt fait de prendre son petit-déjeuner. Il avait hâte de ne pas rester seul. - Wahed ! Va réveiller tes frères. Il est l’heure de se lever maintenant. Va dire à Nabil que je lui apporte son plateau. -Oui, Mama ! répondit le garçon malicieux, véritable Sheitan[1] selon ses frères. Sisyphe des temps modernes, Aïcha n’avait de cesse de laver, d’étendre, de repasser et de ranger le linge. Ses enfants changeaient tous les jours d’habits. Magyd attachait une grande importance à ce que les couleurs fussent assorties. S’il tenait de sa mère ce goût des couleurs, Magyd en revanche était avec son père ce que la nuit est au jour. Aïcha était une femme d’intérieur. Elle ne sortait qu’une fois par semaine de la maison, pour descendre au puits où elle avait rendez-vous avec Kadija. La terrasse où elle étendait le linge était une zone intermédiaire dans sa géographie: située chez elle, elle donnait sur l’extérieur, sur la maison de Kadija notamment avec qui elle communiquait grâce au linge que les deux femmes étendaient sur le fil. Elles seules connaissaient ce langage auquel les hommes n’entendaient rien. Kadija et Aïcha partageaient ainsi des émotions et des sentiments qu’il ne convenait pas d’exhiber : cela aurait perturbé la sérénité intérieure que l’une et l’autre protégeaient. Aïcha étendit son linge blanc sur la terrasse. Le maillot de Magyd et les chaussettes vertes assorties étaient eux aussi étendus sur le fil de la terrasse, du côté de chez Kadija, de manière à être visibles de la voisine qui comprendrait le message : Aïcha avait pu rêver un peu ce matin grâce au foulard vert. Nabil devait s’impatienter déjà. Aïcha se pressa de lui monter son plateau avant de s’assurer que Magyd avait assez mangé. Elle débarrassa les plateaux, ramassa le linge qui traînait, défit les lits, changea les draps et refit les lits à l’identique ; elle tria les couleurs et s’en retourna en bas surveiller le déjeuner qui mijotait. Des cris, des pleurs, la voix de Magyd. Abdelwahed ne changerait donc pas. Renvoyé fermement par son aîné qu’il avait réveillé brusquement, Wahed descendit sécher ses larmes dans les plis noirs de la djellaba maternelle. Magyd avait rétabli l’ordre silencieux. Wahed passerait la matinée à jouer seul en silence. Wahed ne comprenait pas. Quand il se levait le matin, il se réjouissait de voir sa mère et de prendre son petit-déjeuner avant d’aller retrouver ses frères. Il aurait aimé jouer avec eux. Nabil comptait moins depuis qu’il était blessé car ce n’était plus un homme complet. Pourquoi son frère Magyd le chassait-il ainsi tous les matins ? N’était-il pas aussi content que Wahed de voir son frère arriver ? Apparemment non. Il se prenait pour leur père, hurlait comme leur père, donnait des ordres comme leur père. Bien sûr, Wahed l’écoutait car Magyd était l’aîné, il était le plus ancien et Wahed devait respect à ses frères. Comment se comporterait-il, lui, quand il aurait un petit frère à son tour ? Jouirait-t-il de son privilège ou se souviendrait-il de son désir de partager des moments fraternels simples? Wahed jouait dans le salon : il jouait avec ses moutons, son berger et sa voiture. Wahed se racontait une histoire, toujours à peu près la même : un berger menait ses moutons et en perdait un. Que fallait-il faire ? Courir après le mouton égaré ou laisser aller le reste du troupeau sans guide ? Si le berger venait à perdre son troupeau, y aurait-il encore assez de moutons pour la fête de l’aïd ? Il préférait toujours sacrifier la bête égarée. Après tout, c’était peut-être son mektoub, sa destinée. Quelque part là-haut, ce devait être écrit. Depuis que Nabil était blessé, il était devenu comme un étranger dans la maison. Ses copains venaient moins le voir. Il avait appris à s’occuper seul, dans sa chambre, à lire et à relire les rares livres qu’il possédait ; à observer les siens aussi. Il avait pris conscience de tout ce que faisait sa mère et se réjouissait à chaque fois de tout ce qu’elle parvenait à faire pour lui alors qu’elle devait s’occuper de quatre hommes à la maison. Après son accident de moto, il avait connu l’ennui d’abord; il avait pris du poids mais son esprit lui semblait plus léger. Nabil aimait à rêver et à écrire ses rêves : il tenait un journal quotidien, qu’il cachait dans un endroit inaccessible au Sheitan –c’est ainsi qu’il surnommait Wahed. Nabil trouvait que la ville pervertissait son frère aîné: d’où lui venait ce goût si féminin du raffinement vestimentaire sinon de ses fréquentations scolaires, en bas, dans la ville ? Il n’aurait pas fallu qu’il finît par …faire la femme ! Non, Magyd était l’aîné ; il avait été bien élevé et se devait de montrer l’exemple. Il arrivait quand même à Nabil de se poser la question parfois avant de chasser très loin cette odieuse idée.Plus encore que sa blessure au genou, Nabil souffrait du regard de son petit frère : Wahed le regardait avec pitié, comme s’il n’était plus tout à fait un homme. D’ailleurs Wahed ne cherchait à jouer qu’avec Magyd ! Magyd ne supportait pas son père. Aïcha méritait mieux que cet homme morne, taiseux et colérique pour qui la ville comme l’extérieur étaient le mal. Pourquoi y était-il constamment alors si c’était si mal que ça ? Pourquoi Magyd n’aurait-il pas dû traîner dehors alors qu’une partie de sa vie s’y trouvait ? Bien sûr, la maison restait le lieu de la famille, un refuge nourricier dans lequel il faisait bon vivre. Si son père avait été meilleur époux et père, Magyd aurait volontiers écouté les recommandations paternelles. Il aurait d’ailleurs aimé obéir à Mohcine, être un bon fils, respectueux de ses parents, mais il n’y arrivait pas car il estimait que son père n’était pas à la hauteur du rôle qu’il devait jouer. Magyd n’aimait pas la colère. Il savait que les éclats de voix dans la maison étaient vécus par sa mère comme un échec. Lui-même élevait la voix souvent le matin pour se faire obéir de Wahed mais il cessait rapidement : il n’aimait pas ressembler à son père. Parfois aussi, il ne parvenait pas à s’empêcher de provoquer Mohcine. Kadija resplendissait de bonheur : son mari Nafa venait de rentrer d’Algérie où il avait pu trouver de quoi assurer la prospérité du ménage pour plusieurs semaines. Comme à son habitude Nafa avait couvert son épouse de cadeaux. Il savait qu’elle aimait les couleurs vives : ces djellabas colorées qu’il avait trouvées en Algérie feraient le charme de Kadija. Il savait aussi que tout ce qui touchait à l’Europe plaisait à sa femme et qu’elle désirait vivement un enfant. Il le lui avait promis au retour de ce voyage périlleux. Il revenait avec deux belles promesses : fécondité et prospérité. Très tôt ce matin, Kadija avait étendu son plus beau linge blanc du côté de chez Aïcha, mettant au milieu du premier fil un vêtement doré et une djellaba d’enfant. Demain, elle verrait sa voisine au puits et les deux femmes pourraient partager leurs émotions et leurs rêves. Kadija chantait sa joie à tue-tête.Nafa était heureux de voir sa femme si belle et si joyeuse. Dans moins d’un an, ils auraient un enfant. Ce serait un fils inchallah. Nafa avait invité les voisins à venir fêter son retour. Mohcine n’avait pas daigné répondre à l’invitation de ses voisins dont il condamnait la vie. Nafa était un contrebandier sans scrupules ; il était toujours à l’étranger, loin de son foyer et de ses devoirs conjugaux. Il n’avait toujours pas d’enfants. Mohcine, lui, avait déjà trois beaux garçons. Allah punissait Nafa comme il punissait Essaouira, la cité aux merveilleux remparts qui se donnait aux étrangers. Les affaires n’avaient pas bien marché pour Mohcine ce matin encore. Nafa lui avait déjà conseillé de se convertir au marché porteur d’huile d’Argan plutôt que de s’obstiner à tenter de vendre une sardine qui avait trouvé sa concurrente. Mohcine s’y refusait et se méfiait des conseils de son voisin. Aïcha était encore heureuse quand son mari rentra déjeuner à la maison. Mohcine avait l’air maussade. Aujourd’hui encore, il avait dû avoir du mal à vendre ses sardines. Elle aurait voulu lui faire oublier sa matinée et lui donner un peu de sa joie, prendre un peu sa peine. Mohcine savait ce qui pourrait lui faire plaisir. - Aïcha, je veux un quatrième enfant. Là, maintenant. Tu vas me donner une fille, cette fois. Aïcha n’était pas prête. Elle n’avait pas envie. Mohcine, toujours économe de ses mots, se contenta de répéter le prénom de sa femme plus fort et d’entraîner Aïcha dans le lit conjugal. Mohcine était aussi rapide que taiseux. Il était le premier à table. Il avait l’air réjoui. Ses garçons le rejoignirent. Aïcha avait séché ses larmes pour que ses enfants ne lui posassent pas de questions. Elle s’occupait du service. Ses pensées se bousculaient. Magyd ouvrit les hostilités :- Nafa est rentré d’Algérie couvert d’or. Tout le quartier déjeune chez lui…- Tous les pique-assiettes déjeunent à la table de ce contrebandier ! Notre famille n’a pas sa place à sa table. Nos voisins vivent dans le pêché permanent. D’ailleurs, ils n’arrivent pas à avoir d’enfants. A quelle heure est rentré Magyd hier soir, Aïcha ? Magyd savait qu’il pouvait compter sur sa mère comme sur l’ignorance de Wahed qui se couchait très tôt.- A 22 heures comme prévu. Si Allah accorde la richesse à nos voisins, ils auront peut-être un enfant prochainement….- Tes prédictions ne valent rien ! coupa Mohcine. Nul ne connaît les projets du Tout-Puissant. Occupe-toi de la maison, Aïcha : c’est déjà bien assez pour toi. Ce fut le seul échange du déjeuner. Nabil ne put s’empêcher de désapprouver sa mère. Elle couvrait les bêtises et sans doute la débauche de Magyd. Pourquoi avait-elle provoqué Mochine en évoquant favorablement leurs voisins que Mohcine ne supportait pas ? Il était persuadé de ne pas tout comprendre. Son silence était synonyme de prudence.Pendant que les hommes siestaient, Aïcha continuait à s’affairer. Après avoir fait la vaisselle et lessivé les draps, elle avait hâte d’aller changer le linge sur le fil. Elle savait précisément ce qu’elle voulait dire à Kadija et les draps colorés de ses enfants allaient lui permettre d’exprimer son désarroi. Elle sortit sur la terrasse étendre sa lessive, plaçant sur le fil situé du côté de chez Kadija le grand drap rouge vif de Magyd qui remplaça ses vêtements verts du matin.Elle entendit que plus bas, chez Nafa et Kadija, les conversations allaient bon train, les rires étaient bruyants. Kadija était heureuse aussi assurément. Elle aurait l’enfant qu’elle désirait depuis si longtemps. Aïcha se mit à pleurer, pensant à ce quatrième enfant dont elle ne voulait pas et qu’elle portait déjà peut-être en elle. Elle profita d’être seule pour s’adresser à Allah. Dans sa prière, elle demandait au Tout-Puissant de pardonner sa violence à Mohcine. Elle savait qu’il l’aimait, l’homme qu’elle aimait parce qu’il lui avait été donné pour mari, le père de ses enfants. Murmurer sa prière et étendre ce drap rouge lui faisaient du bien. Alors qu’elle s’apprêtait à rentrer, elle entendit une voix :- Si tu es Aïcha, comment se fait-il que tu sois aussi triste ? Si tu n’es pas Aïcha, comment fais-tu pour être aussi belle et semblable à celle que Kadija ta voisine vient de me décrire ?Aïcha n’avait pas l’habitude de parler. Encore moins de dialoguer avec un homme. L’inconnu qui lui parlait était il un envoyé d’Allah ou de Kadija comme il l’affirmait ? Elle découvrit derrière le muret de la terrasse un homme fort beau au visage doux – il ressemblait à Hakim, un amour de jeunesse qui ne lui était pas destiné, ou peut-être au docteur Slimane : ses traits et ses mots lui inspirèrent aussitôt confiance et espoir. Elle se hasarda à répondre à l’inconnu à la voix si douce.- Je m’appelle Aïcha. Je ne sais pas qui tu es mais si Kadija t’a parlé de moi, sache qu’elle ne t’a pas menti : j’étais très joyeuse ce matin et me réjouis de son bonheur. Seulement voilà : l’un de mes draps est taché. L’eau n’est pas venue à bout de cette tache qui semble indélébile. Le ciel en voudra-t-il ? - Tu peux faire confiance au soleil Aïcha. Je m’appelle Ismaël. Je suis un chemineau, un homme qui chemine à travers le royaume si tu préfères. Je vais de ville en ville et je vends mes étoffes ; je n’ai ni famille ni foyer. Tes voisins, m’ont offert le repas et voulaient me retenir car ils fêtaient le retour de Nafa et la naissance à venir de leur premier enfant. Kadija m’a dit grand bien de toi et elle m’a pris une étoffe verte pour te l’offrir. Aïcha n’était pas habituée à entendre autant de mots si agréables à son oreille. Ismaël était-il la réponse qu’Allah faisait à sa prière ? Non, il lui fallait faire le tri dans les pensées qui l’assaillaient à présent car son imagination s’emportait un peu plus loin que de raison.- Où vas-tu à présent Ismaël ?- Je vais rester cette nuit encore dans la ville et partirai demain pour Agadir. Je ne saurais rester trop longtemps au même endroit. J’aime me déplacer et ne puis rester longtemps au même endroit. Cela doit te sembler bien étrange car j’imagine que tu ne quittes que rarement ta ville.- Je ne quitte ma maison qu’une fois par semaine, pour aller au puits que tu aperçois en bas. Je n’ai jamais quitté cette maison. Je dois te laisser étranger, finit Aïcha quand elle aperçut Wahed à la fenêtre.- Sois heureuse Aïcha ; que ta maison le soit aussi ! rétorqua Ismaël en s’éloignant. Aïcha rentra toute troublée dans une maison qui n’était que silence. Confusion et cacophonie régnaient en revanche dans sa tête. Elle revoyait son mari l’agresser et la forcer à se plier à des désirs qu’elle n’avait pas partagés. Elle s’en voulait à présent d’avoir provoqué la colère de Mohcine qui avait envie d’elle après une mauvaise matinée sur le marché. Il lui avait déjà donné trois beaux fils. Quelle serait la destinée de son quatrième enfant s’il devait voir le jour? Aïcha avait l’impression que le Sheitan veillait sur sa maison à présent : le mauvais œil pouvait à tout moment menacer la maison tout entière. Des larmes coulèrent sur le visage d’Aïcha. Elle s’en voulait aussi de penser à nouveau à Ismaël qu’elle avait trouvé beau et bon. Penser à lui était doux pour Aïcha, mais pouvait-elle penser à un autre homme qu’à son mari, le père de ses enfants, à un étranger itinérant qui vivait sans épouse ni foyer ? Quand les derniers voisins eurent quitté la maison, Kadija voulait encore partager sa joie. Son regard se posa sur l’étoffe verte qu’elle avait achetée au vendeur itinérant pour l’offrir à Aïcha qu’elle verrait au puits le lendemain. Sans attendre davantage, elle alla l’étendre sur le fil qui donnait chez son amie, pour lui dire combien elles étaient à l’unisson. Au vert de l’étoffe répondrait le vert des vêtements exhibés par Aïcha. En sortant dans le jardin, elle croisa son mari qui avait l’air aussi heureux que sa femme. A présent, ils étaient seuls et pouvaient penser à leurs projets. Nafa embrassa tendrement sa femme. Kadija lui dit alors d’un air coquin :- Si tu ne tardes pas trop, je te donnerai ton premier enfant avant le prochain ramadan !- J’avais fait le même calcul et n’attendais que le départ de nos derniers visiteurs pour te combler de bonheur ! Pose donc ton étoffe et suis-moi!- Je l’étale et te rejoins aussitôt. Il faisait encore très chaud. Kadija se dirigea au fond du jardin ; elle étendit l’étoffe verte qu’elle donnerait à son amie et riait en pensant à ce langage secret qu’elle partageait avec sa voisine. Elle jeta un coup d’œil chez Aïcha pour comparer les deux verts et s’aperçut alors seulement du changement de couleurs. Un grand drap rouge vif avait remplacé les vêtements verts du matin. Il était placé de telle sorte que Kadija ne voyait que ce rouge. Qu’est-ce que cela pouvait signifier ? Le rouge était plus équivoque que le vert dans le langage secret et approximatif des deux amies qui riaient chaque semaine de leur complicité comme des incompréhensions que ce code pouvait susciter. Rouge ? Était-ce une manière pour Aïcha de parler d’amour ? Était-elle tombée sous le charme du bel itinérant ? Ou bien Mohcine s’était-il fâché pour un motif quelconque comme il savait si bien le faire ? Rouge comme le sang ? Ce qui troublait le plus Kadija était l’obturation que provoquait ce drap ; d’ordinaire Aïcha se contentait d’une touche colorée sur un fond qui pouvait lui aussi avoir une signification. Kadija savait que son amie pouvait jouer des quatre fils de son étendoir, de la droite, du milieu et de la gauche pour parler des enfants, de Mohcine ou d’elle. Que signifiait donc ce grand drap rouge placé sur le premier fil, le plus proche de chez Kadija ? Elle le saurait sans doute dès le lendemain en allant au puits et les deux amies riraient à nouveau des hypothèses qu’elles avaient pu imaginer l’une et l’autre au cours de la semaine écoulée. Elle était loin d’imaginer que le drap rouge de Magyd cachait un autre drap, souillé à jamais…

(7 novembre 2011.Nouvelle présentée à l'occasion du 27ème prix Pégase de Maisons-Laffitte, dont le thème imposé en 2011 était "sur le fil...". J'en ai adressé une version à Michel Tournier qui rapporte dans son Journal extime (page 18, édition Folio) que dans le sud du Maroc les femmes communiquent à l'aide de leur linge, langage codé auquel les hommes n'entendent rien. C'est ce que lui rapporte une jeune Marocaine qui a accouché d'une thèse sur la gémellité dans l’œuvre de Michel Tournier et de deux jumeaux, Ismaël et Mohcine.)

[1] Diable.

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Dico rigolo.

L'hypotypose est un mot valise du langage amoureux qui consiste à faire des hypothèses sur les types de personnes qu'on croise, dans la rue ou ailleurs et dont on est susceptible de tomber amoureux. Exemple: Elle pensait souffrir d'une hypotypose aigüe car elle classait des dizaines de types par jour et n'avait de cesse de s'imaginer qu'ils l'aimaient. Jusqu'au jour où ...loin de ses catégories habituelles, un homme fit chavirer son coeur et devint son champion hors catégories.

La passacaille est un gros manteau inventé par les Inuits pour éviter de se les geler quand ça caille. Quoi de mieux que de manger de la poiscaille revêtu d'un bon passacaille?

septembre 2011, Atelier Plumes.

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Îles des livres.

 

 

     Lumière, chaleur, soleil et blancheur. A la liesse de la foule débarquée succède à présent la sérénité de l'isolement et du recueillement. Je m'appelle Marcel : je suis le seul passager à franchir la passerelle qui conduit à cet îlot de l'archipel des livres sur lequel l'avion nous a déposés. Mon îlot. Celui qui m'est destiné. Étrange familiarité de ce lieu inconnu et pourtant retrouvé. On me sourit comme si j'avais grandi ici. Je suis un enfant du pays. On me regarde, on m'ouvre les bras. Les îles sont reliées entre elles par des passerelles. J'ai toujours aimé voyager, mais je n'en ai jamais vraiment eu les moyens. Les livres et mon imagination ont été jusque-là mes meilleurs complices.

Mes pas me conduisent irrésistiblement au centre de l'île, là où se trouve l'écran gigantesque, dont on m'a parlé pendant le voyage et qu'on appelle aussi le livre de la vie. Nombreux sont ceux qui rôdent autour dans l'espoir d'apercevoir des êtres chers. D'autres, résignés sans doute, ne se donnent plus la peine de venir le guetter. Leurs visages ne sont pas tristes pour autant, comme si une certaine gaieté les habitait. La règle est connue de tous et commune à tous les îlots de l'archipel : sur l'écran, on ne voit que celles et ceux qui pensent à nous. Qui pense à moi?

 

 

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Martin est à la fenêtre de la caserne, en uniforme, le regard triste. Martin est pompier. Il est jeune, il est beau, il est célibataire. Il a la vie devant lui. Les filles sont à ses pieds; on l'envie, on l'adule, il fait rêver. Pourtant il est triste. Il a l'air ailleurs. On dirait qu'il rêve et que son rêve lui fait mal. Martin attend: il attend les interventions, il attend que la vie lui sourie. Une belle demoiselle, brune aux cheveux longs, à peine plus jeune que lui, l'air farouche, passe dans la rue, une valise à la main. Elle aperçoit Martin et lui fait un signe de la main. Martin esquisse un sourire triste et lui répond d'un signe de la main à son tour, mais il reste songeur. Cette femme part au Brésil ou en revient. Ou elle en rêve peut-être. En tout cas, un drapeau brésilien est collé sur sa valise.

 

Martin est devenu pompier après avoir quitté la gendarmerie. Originaire de Cambrai, l'armée l'a fait voyager pour le meilleur et pour le pire. Passionné d'escalade et de montagne, Martin a exercé dans le Peloton de Gendarmerie de Haute Montagne (PGHM) de Chamonix. Il s'est lié d'amitié avec une autre gendarme, Mounira. Tous deux ont partagé des moments de joie; ils ont bien ri les deux gendarmes jusqu'au jour funeste où il fallut se décider à abandonner sur place Mounira pour sauver de la tempête le reste de l'équipée. Martin ne s'en est jamais vraiment remis. Il est devenu pompier.

 

Martin lit une lettre. Une lettre de Manou, la femme de Marcel : elle aimerait bien qu'il se marie. Ses collègues pompiers aussi...

Manou lui parle d'amour. Elle croit bien connaître son petit-fils, mais il n'en est rien. Elle lui dit d'oublier Mounira et le passé. Non, il n'est pas responsable de la mort de son amie. C'est Dieu qui l'a voulu. Il a le dos large, Dieu! Martin n'y croit pas plus qu'au destin auquel croyait Mounira. Il a en horreur cette notion de mektoub, de fatalité, comme si tout était déjà dit ou ... écrit. Manou lui parle de son quotidien et il constate qu'elle parle régulièrement d'un homme qu'elle trouve courtois et fort élégant encore pour son âge. Martin n'a pas besoin que sa grand-mère soit plus explicite. Il a bien compris que Manou, elle, serait capable d'oublier le passé pour continuer à inventer chaque jour le présent. Martin sait écouter les mots. Ceux des autres du moins. S'il écoutait un peu les siens, il se délivrerait peut-être de ses maux.

 

Martin regarde la valise brésilienne et voyage loin dans ses pensées. Il part au Brésil et pense à son Pepito. Pe-pi-to mi co-ra-zon, Pepito, Pepito! Nul ne le sait à part lui. Ses collègues n'ont de cesse de lui inventer des aventures avec des femmes; ils veulent le faire sortir et provoquer des rencontres. Ils n'imaginent pas la vérité, ou alors seulement sous la forme d'une boutade en laquelle ils ne croient pas!

Manou, quant à elle, explique tout par le poids du passé qu'il faut dépasser pour ne pas trépasser à son tour. Elle est loin d'imaginer que son pompier de petit-fils est amoureux d'un homme, good as you, qui se trouve quelque part ailleurs...

 

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Je m'appelle Marcel et j'ai toujours aimé voyager, aidé des livres et de mon imagination. Maintenant que j'ai accompli mon grand voyage, je veux écrire un livre dans lequel mon Martin s'égayera...

 

 

 

Participation au concours Le Monde des livres-Air France. Rédaction d'une nouvelle ayant pour thème "quelque part ailleurs..."

29 juillet 2011.

 

 

 

 

 

 

 

Le repas.

  

L’ENFANT SANS LIMITE

 

Vas-y ! Casse-toi pauvre con ! Ta grand-mère la pute ! T’as cru on était potes ou quoi ?

 

JOSYANE SYLVESTRE

 

Je vous avais prévenu…

 

L’AVALEUR JAMAIS PLUS

 

Pouah ! Jamais plus ! Je pensais pouvoir tout avaler, mais là, c’est trop !

 

JOSYANE SYLVESTRE

 

Enfin, Jean, dis quelque chose… !

 

L’ENFANT SANS LIMITE

Le daron, il dit jamais rien. Jean, né Rien à Foutre. Faut dire que la daronne, elle est pas bandante ! Y a quoi à foutre ? Josy, t as pas joui depuis la saint Sylvestre de mon enculée conception !

 L’Avaleur jamais plus tente de boire du whisky mais il le régurgite aussitôt.

 

L’AVALEUR JAMAIS PLUS

 

Il faudra bien réussir à l’avaler si vous voulez le soigner…

 

L’ENFANT SANS LIMITE

 

Josy, elle avale tout ce qui bouge. Je suis un vrai fils de pute.

 

L’AVALEUR JAMAIS PLUS

 

Vous avalez vraiment tout ?

 

JOSYANE SYLVESTRE

 

Non, du tout. J’avale rien…

 

JEAN RIEN

 

…et c’est déjà beaucoup !

 

Atelier Plume, juillet 2011. Il s'agissait d'inventer un dialogue en prenant des personnages parmi ceux inventés par Valère Novarina dans sa pièce Le Repas (1996).

 

 

 

 

Pantoums malais.

  

Balayer, bâfrer ensemble et baiser à nouveau.

Rosa, t’es mieux pour moi que de la coca ou un bunga-bunga

Ça sonne, je te l’avais dit, il entre

Au secours, sauve-moi ou casse-toi…

  

Bing ! Bong ! Chut ! Mange mon vit

Chut ! Ne dis rien ; fais boum-boum avec ton cul

Dieu que c’est bon ! Merde, j’ai encore envie

De satisfaire mon appétit déçu…

Atelier Plume. Juillet 2011. Il s'agissait d'inventer une traduction en vague rapport avec le son des mots. Voici les deux pantoums malais originaux, en principe des poèmes d'amour...

 Belayar menyusur rebing

Sarat bermuat bunga ylang*

Hindung dicium bau emping

Itulah tanda anak peladang.

 * Ylang= fleur d'ylang-ylang

 

 Belah-belung bunyi* malam

Bunyi* di atas bumbung penghulu

Allah* belum menjadikan alam

Kita sudah berjanji dahulu.

 

*Bunyi= bruissement

*Allah= Dieu

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Le limonadier méridional.

 

 

 

Ma chère Marie,

 

 Comment faire pour ne plus t’aimer ? Je suis à nouveau en partance pour six mois de navigation, six mois d’errance sur les flots –pas facile de s’y repérer sans pancarte- loin de toi et des oliviers, là-bas, à l’horizon, sur l’un des voiliers. Je te ramènerai de la goyave de mon voyage ou demanderai peut-être à mes potes de t’en envoyer par la poste. Respire pendant mon absence et ramasse des pierres à chaque fois que tu penses à moi. Je regrette vivement notre dispute stupide, le jour où ta fille se goinfra de girafon et que je la traitai d’animale malsaine. J’ai été maladroit et j’en ai encore parfois mal à la molaire : je sais bien que tu préfères quand je fais le mariole….

 

Parfois tu viendras à ce parapet et tu diras : « C’est là qu’il s’apprêta à lever l’ancre pour quérir la nacre maritime, signe qu’il postule à me donner des poulets. »

 

Méfie-toi des hommes : ils sont sournois. Sourions une dernière fois : par ce mot, je voulais juste te signaler que j’ai laissé un sanglier dans le congélateur et que je t’aimais, mon cœur.

 

Sur ce, je m’en vais trouver le limonadier pour me désaltérer…

 

Atelier Plume, juillet 2011. Placer 15 anagrammes dans un texte, dans un sens et dans un autre. Le texte s’intitulera le limonadier méridional. Les anagrammes étaient données.

 

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Esquisse d'haïbun.

 

 

Froid, étincelant,

Le Soleil bronze, endormi

en apparence.

 

Propulsé sur ce chemin sans l'avoir demandé, je me relève et avance à tâtons. Le chemin est dangereux mais on n'a pas d'autre choix que de le suivre. Chacun le sien. D'autres ont emprunté la piste pourtant: ils ont eu bien du courage et ne m'ont pas donné le mode d'emploi. Je fonce et m'enfonce sur le chemin...

Atelier Plume. Incipit d'un haïbun (récit en prose dans lequel on insère des haïkus) sur le thème du chemin.

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 L'araignée souriante.

 

Il était une fois une petite araignée velue qui était rejetée par les siens parce qu'elle souriait. La pauvre araignée ne comprenait pas pourquoi ses soeurs s'éloignaient quand elle approchait. Elles n'avaient de cesse de baver sur elle et tissaient tant de toiles qu'elles avaient un garde-manger fort enviable. L'araignée souriante, elle, ne savait pas tisser: elle souriait et se promenait du haut de ses échasses. L'araignée souriante était la bonté incarnée mais elle était malheureuse: elle n'aimait pas ses pattes maladroites, pas plus que sa tignasse qui donnait le signal de la chasse. Rapide et légère, elle décida de s'en aller pour d'autres contrées. En chemin, elle rencontra le chat qui sourit et la souris qui tchate. Le matou paresseux se demandait ce qu'il allait manger. La souris passa commande sur l'internet. L'araignée souriait car elle avait de nouveaux amis. Elle ouvrit un salon de coiffure et de danse. Le chat sourit, l'araignée aussi, surtout quand le chat n'est pas là car la souris danse!

 Atelier Plume. Ecriture libre à partir du tableau d'Odilon Redon. 13 juin 2011.

 

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Les oies du Capitole.

  

 

Le rêve est une autre vie. Non, tiens il y a une faute d’orthographe énorme. Il est écrit : « Le rêve est une notre vie ». Un comble pour ce service ultra moderne de l’hôpital Purpan  avec lequel nous travaillons. Je le signalerai à l’infirmière qui m’a accueilli. Elle est charmante. Un joli minet de brune au gros potron,  à la voix douce et mélodieuse,  d’autant plus suave qu’elle est inaccessible. Elle n’est pas encore mariée mais vit avec un garçon de la région. Elle l’aime éperdument apparemment même si elle se garde bien de le lui montrer. Ah les femmes ! Lui est ingénieur hydraulique, il travaille pour l’instant à Paris et revient régulièrement dans la ville rose dont il est lui aussi originaire : Zino ! Comment peut-on tomber amoureuse d’un être qui porte ce prénom ? Zino rime avec zéro, mais Kim doit entendre Zorro… Elle a toujours l’air d’être ailleurs, à Paris sans doute, à imaginer ce que fait son amour. Elle et moi sommes de grands lecteurs ; ça développe l’imaginaire. Je suis toutefois incapable de maîtriser mon imagination comme elle et ne me souviens jamais de rêves ou de cauchemars que je ferais. Je doute même que j’en fasse, ce qui me rend malade. Je suis trop normal, trop banal, trop ordinaire. Mon imagination galope et me joue de mauvais tours tant elle m’éloigne parfois de la réalité. La réalité est si morose. Mon imagination est aussi ma force dans les investigations que je mène. Elle explique même sans doute ma promotion imminente à la direction bicéphale des Oies du Capitole.

 

C’est déjà l’heure de la débauche : la rocade s’embouchonne et un voile noir  périphérique commence à cerner Toulouse. Dire que je croyais quand j’étais enfant que la ville rose s’appelait ainsi parce que c’était la ville des roses ! Kim va passer me dire au revoir. Son Zino arrive tout à l’heure gare Matabiau.  Elle n’aura que son rendez-vous en tête !

 

 

 

-« Inspecteur Basilio, j’ai fini mon service. Je vous avais promis de passer vous voir avant mon départ. Je vais chercher mon Zino à Matabiau. Il a pris quelques jours de repos pour être présent à l’inauguration de l’oniroscope.

 

-Vous avez l’air triste, Kim. Comment cela se fait-il ? lui demandai-je en espérant qu’elle me répondrait : « Je suis triste de vous quitter. » On peut toujours rêver !

 

-Rien ne vous échappe, inspecteur. Ce qui me fait un peu peur, c’est cette collaboration de la police avec l’hôpital, cette nouvelle machine à explorer les rêves qu’on s’apprête à inaugurer avec les Oies du Capitole. Quand j’ai commencé à travailler pour le laboratoire Cerveau au sein de la CREMe[1], je pensais sincèrement qu’on pourrait comprendre et aider les Toulousains encore traumatisés par l’explosion du 21 septembre 2001. Je ne sais plus si je vous l’ai dit, mais j’ai perdu celui que j’aimais à l’époque de l’explosion d’AZF. A présent, si l’exploration des rêves est scientifiquement intéressante, votre présence à la direction des Oies du Capitole m’inquiète et me semble une intrusion, une menace pour l’intimité des personnes…

 

-Vous pensez trop, Kim et je crois que ce discours masque en réalité votre appréhension. Vous vous apprêtez à retrouver celui que vous aimez et que vous voyez rarement. Vous êtes portée à fantasmer votre Zino et avez peur d’être déçue. Comme vous ne voulez pas vous l’avouer, votre esprit déplace cette déception et c’est l’oniroscope et moi qui prenons. Voyez-vous vraiment en moi un  méchant policier violeur des esprits ?

 

-Pardonnez-moi, inspecteur. Vous êtes très gentil, cultivé et clairvoyant. Vous avez sans doute un peu raison, Basilio. Oui, j’appréhende sa venue mais je ne partage pas votre vision du bonheur, vous le savez déjà.

 

-Vous avez une sacrée mémoire Kim ! « Quand l’Albertine imaginaire s’incarne dans l’Albertine réelle, voilà le bonheur. ». Je vous ai dit cela quand je lisais Proust en effet. Remplacez Albertine par Zino et vous verrez que vous avez tout pour être heureuse.

 

 -Vous dites cela parce que vous avez une telle imagination que vous ne rencontrerez jamais la princesse charmante dont vous rêvez. Vous ne courez donc pas de risque à avoir cette vision du bonheur.

 

-Si vous saviez le mal que vous pouvez me faire parfois…

 

-Je suis désolée. Je ne me suis pas rendue compte de ma maladresse. Vous rencontrerez une femme qui vous mérite un jour. Il vous faudrait une complice de votre imagination car vous êtes comme le  Petit prince : vous montrez votre dessin à des gens qui ne vous comprennent pas. Tenez, pour me faire pardonner je vous offre un livre d’un dramaturge égyptien que Zino m’a fait découvrir : Toufik el-Hakim. Il imagine une suite au mythe de Pygmalion, ce statuaire tombé amoureux de sa statue. Dans sa pièce, Galathée n’est plus une statue mais une femme bien réelle. Quand vous l’aurez lu, nous reprendrons notre discussion sur le bonheur…C’est un livre rare que j’ai trouvé aux Ombres blanches, en me prenant quelques polars. J’ai pensé à vous…

 

-C’est une excellente librairie. Je vous remercie. Au fait Kim, avant que vous ne partiez, il faudrait remplacer cette affiche avant l’inauguration.

 

-Pourquoi donc ?

 

-Ne me dites pas que vous n’avez pas vu ?

 

-Si. Cette phrase est très belle. C’est moi qui l’ai choisie. « Le rêve est une autre vie. » Nerval l’a déjà écrit. Comme les oies du Capitole sont à la pointe de l’innovation, j’ai trouvé plus judicieux d’écrire : « Le rêve est une notre vie. ». Je pensais que cela ferait réfléchir politiques et policiers sur le viol mental qu’ils s’apprêtent à commettre ! J’ai été trop optimiste si même vous n’avez pas compris le jeu de mots ! »

 

 

 

Je rougis.

 

-« Au revoir, inspecteur Basilio. Faites de beaux rêves cette nuit, mais méfiez-vous des songes : comme les livres, ils ne sont pas la vie, même s’ils peuvent l’agrémenter. »

 

 

 

Elle sortit. Je restais seul avec l’oniroscope sur lequel je veillais comme sur mon bébé. Il n’avait l’air de rien, sinon d’un simple casque doté de capteurs ; il allait pourtant révolutionner notre appréhension du monde car il allait permettre de donner à voir les rêves du dormeur. Je ne savais pas encore exactement comment il marchait mais je voulus l’essayer pour voir ce que cela faisait. Kim était la femme de mes rêves. Elle n’apparut pas à l’écran. Fine et cultivée, elle avait ce grain de folie qui fait le sel de la vie. Grande lectrice, elle rêvait elle aussi et me comprenait. Comment pouvait-elle faire d’ailleurs pour ignorer mon coup de foudre à sens unique pour elle ? Dans la poche qu’elle m’avait laissée, je trouvai une chocolatine achetée dans une boulangerie de Borderouge où elle habitait, le Théâtre arabe de Toufik el-Hakim et un autre livre dont elle ne m’avait pas parlé : Rouge, c’est la vie de Thierry Jonquet. Rouge, Borderouge, hémoglobine hospitalière. Kim incarnait le rouge, elle était la vie, touche dissonante dans la ville rose où j’étais venu me perdre. Toulouse, lost, lost. Si seulement j’avais écouté mon professeur d’anglais ! Aujourd’hui, j’habite aux Trois Cocus et fantasme ma vie sentimentale. Chacun sa couleur. Pour moi, c’est le blanc : ombres blanches,  infirmière, oies du Capitole…Blanc et rouge, ça fait rose, non ? Le compte serait bon s’il n’y avait pas l’autre Zéro qui venait troubler mon opération ! Je me consolai en mangeant ma chocolatine et me mis à songer à l’oniroscope et à ses usages. Le préfet avait déjà évoqué la possibilité d’appréhender les criminels avant même la commission de leur forfait. J’aurais bien plongé dans les rêves de Kim pour devenir son complice d’imagination, remplacer Zino qu’elle aimait et qui gênait mon équation. Je lui ferais essayer la machine et pourrais contrôler ses rêves, les influer même ?

 

 

 

Je ne suis pas homme à rêver, quoi qu’en dise Kim. J’ai de l’imagination assurément, mais le matin, au réveil, jamais je ne me souviens avoir rêvé ou cauchemardé. Je suis le Marcus Manlius Capitolinus moderne, gardien du Capitole au sommeil léger quand la ville rose dort grâce à mon oniroscope. Quand les Gaulois envahirent Rome en -390, c’est le caquètement des oies du Capitole où il habitait qui le réveilla en pleine nuit : il défendit la colline de Rome qu’il sauva du pillage grâce aux oies, quand les chiens n’avaient même pas bougé…Mon esprit se troublait car je tombais dans les bras de Morphée, qui ressemblait étrangement à Kim….

 

 

 

Zinelabidine Ben Marki était un homme simple et imposant à la fois. C’était une tête. Ingénieur hydraulique, il avait participé à la rénovation du Canal du Midi avant de devoir s’exiler à Paris pour développer d’autres projets ambitieux. Il prenait une part active aux projets du Grand Paris et tous l’appelaient dans le milieu Monsieur Ben Marki ou encore monsieur Zinelabidine. Pour Kim, il était Zino. Il voyageait en deuxième classe et avait su rester très simple. Elle l’avait rencontré à l’hôpital par hasard quand il travaillait encore dans la région Midi-Pyrénées : il s’était cassé une jambe, elle était tombée amoureuse de lui quand il était tombé amoureux d’elle, dès le premier échange de regards : le mektoub amoureux ! Quand Zino entra en gare de Toulouse-Matabiau dans le TGV de 18h44, il n’avait qu’une hâte : revoir sa bien aimée, Kim qui l’attendait à coup sûr sur le quai. Pourtant, cette fois, rien ne se passa comme d’habitude. Tout alla très vite. La gare était vide. Un colis suspect aurait été trouvé. Kim lui envoya un message l’informant d’une intervention de la police dans la gare. Elle était inquiète. Il lui répondit simplement : « J’arrive. Je t’aime mon amour. » Quand il descendit du train, il trouva invraisemblable l’idée d’un colis piégé car le train était arrivé à quai. Des policiers suréquipés l’interpellèrent dès sa descente du train. Il se laissa faire sans même chercher à crier à l’erreur policière ou au délit de faciès. Il reconnut des mots distincts dans les talkies-walkies sans en comprendre le sens : bœuf,  Alpha Zoulou Foxtrot, Capitole, Basilio, arrestation,...

 

Il reçut un coup sur la tête et se réveilla quelques instants après attaché  dans une salle de la gare, assis, la tête posée sur une table. Quatre policiers spéciaux sortirent sur ordre de leur supérieur qui resta seul. C’était l’inspecteur Basilio, fier d’avoir appréhendé le bœuf, nom de code du terroriste responsable des attentats d’AZF restés longtemps inexpliqués. Grâce à la nouvelle machine des Oies du Capitole, on avait fait d’une pierre deux coups : l’explosion d’AZF trouvait enfin son explication et Basilio se débarrassait de son rival.

 

-« Qu’as-tu dans la tête pour avoir fomenté l’attentat du 21 septembre Ben Marki ?

 

-Pardon ?

 

-Qu’as-tu dans la tête pour plaire à Kim ? Quel est ton secret ?

 

-Vous délirez inspecteur. De quoi parlez-vous ?

 

-Tu nies ? La machine te désigne. Les oies t’ont dénoncé. Tu dois mourir. »

 

 

 

Là-dessus, Basilio se saisit d’une hache et tua le bœuf à Matabiau en lui tranchant la tête tout net. Le sang gicla, d’un rouge vif dans la ville rose. Basilio trempa des doigts dans le sang de Zino et s’en reput.

 

J’avais du sang dans la gorge. Des formes blanches approchaient en cacardant suivant de près un homme en short. Je me redressai quand je me rendis compte que je m’étais assoupi.

 

 

 

-« Au nom de la loi, inspecteur, je vous arrête ! Vous avez utilisé l’oniroscope. Ce casque sur la tête et votre chemise maculée de sang vous accusent, s’exclama l’homme en short. Je reconnus enfin le préfet, entouré d’infirmières.

 

 

 

- Monsieur le préfet. Le rêve est une notre vie. Abandonnez ce projet, je vous en prie !

 

-Qu’on lui coupe la tête, s’esclaffa le préfet en  m’arrachant le casque et ses capteurs ! Vous dormiez, inspecteur ? Des oies vivantes valent bien mieux qu’un poulet endormi pour veiller sur notre bon vieux Capitole ! Rassurez-vous Basilio. Je venais justement pour détruire la machine car nous n’avons pas obtenu l’autorisation de l’utiliser. Monsieur le Ministre m’a rappelé que même en Midi-Pyrénées,  les préfets étaient les représentants de la loi, non des oies, fussent-elles celles de Purpan ou du Capitole!

 

 


[1] Construction des représentations et états mentaux.

 

 

 

31 mai 2011. Participation au 3ème prix Thierry Jonquet dont le thème était: "quand la ville rose dort".

 

Occupe-toi de tes oignons!

S’occuper de ses oignons : l’expression est employée pour la première fois par deux frères qui se querellèrent. Deux frères se ressemblaient comme deux gouttes d’eau. Du moins pour le haut. L’un des jumeaux se blessa dans son potager alors qu’il plantait des oignons. On dut l’amputer des deux pieds. Son aîné, lui, a des oignons aux pieds. Quand ils se fâchent, ils se lancent : « Occupe-toi de tes oignons ! » Voilà pour l’origine de l’expression.

 Atelier Plume, mai 2011. Expliquer de manière farfelue une expression. Autres propositions: se mettre le doigt dans l'oeil/ Tenir la chandelle/ reprendre du poil de la bête/ avoir une marrotte/ Ne plus avoir un radis.

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Le tanuki au gros kiki.

 

 

« Pompoko ! Pompoko ! Je voudrais du kiwi dit le tanuki joli à la marchande de fruits. »

« Oui, oui, tanuki joli. Le kiwi c’est bon pour la vie. »

« C’est bon pour le vit aussi, répondit tanuki joli. »

« Vous m’en voyez marrie. Mon mari a un petit kiki. Il ne mange jamais de kiwi. »

« Pompoko ! Pompoko, dit le tanuki en mangeant du kiwi. Il plaça une feuille de vigne sur sa tête et se métamorphosa aussitôt en un phallus gigantesque. La marchande de fruits rougit. Elle voulut goûter au tanuki mais il avait fui. Là-dessus le mari surgit.

« Donne-moi du kiwi. J’ai ouï ce que le tanuki t’a dit. Je me demande ce qu’il a encore ourdi. »

Le mari dévora tous les kiwis sans effet sur son vit.

« Tu as oublié la formule magique du tanuki ! Pomme coco, pomme coco…ou quelque chose comme ça ».

« Ce doit être un signe », se dit le mari qui goba pommes et cocos tant et si bien qu’il vomit tout.

Son vit rétrécit tant que la marchande de fruits ne voulut plus de lui.

Comme elle n’avait plus de fruits, elle s’en retourna dans son lit où elle trouva le tanuki joli au gros kiki…

 

 Atelier Plume, mai 2011. Ecrire une histoire mettant en scène le tanuki, sorte de raton-laveur japonais aux pouvoirs magiques. Il aime à duper les hommes et peut se transformer en homme ou en un objet. Il pousse un cri "Pompoko!".

 

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La bougie.

 

Molle et dure, droite et fière comme le phare phallique, le feu est mon élément, je n’aime pas le vent. Ma belle tige s’affaisse avec le temps. On m’allume annuellement, pour la plus grande joie des enfants. Les églises aiment ma chaleur, mais les gens de foi ne m’allument qu’une fois et je fonds lamentablement. Je viens de Béjaia mais vous n’en avez peut-être rien à cirer !

 

Atelier Plume, mai 2011. Variantes possibles: assiette, galet, orange, pomme de terre, savon. Ecrire à la manière de Ponge dans Le Parti pris des choses.

 

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Phrases alphabet.

 

 

Arlette Bellanger chercha dans Eschyle, figure grecque, haute, imposante. Jonathan, kleptomane, langoureux muet, n’osa pas quérir (râlant souvent trop) un voleur wallon xénophobe y…zut !

 

Atelier Plume, mai 2011.

 

 

 

 

 

 

 

La promesse.

 

 

 

 

« Hé bien, tu en as mis du temps ! »

 

Voilà ce qu’elle lui dirait assurément quand il la rejoindrait au paradis. Paul ne savait pas ce qui  lui avait pris quand il avait promis à sa sœur qu’il lui dédierait  son premier roman. En riant, ils avaient même convenu d’un code que seuls des frères et sœurs peuvent imaginer. Ce premier roman porterait un nom abracadabrant, en souvenir de cette promesse. Le titre même, à lui seul, serait une dédicace dont seule sa sœur comprendrait le sens en souvenir de leur discussion. Il était alors encore le cadet de sa Pauline ; frère et sœur  discutaient en jouant aux cartes et en écoutant de la musique qu’elle choisissait, assis dans leur chambre commune : lui soutenait qu’un écrivain avait entière liberté de choisir un titre, même farfelu ; elle soutenait au contraire qu’un titre doit accrocher le lecteur, être en rapport avec son sujet, piquer la curiosité, être vendeur. Le titre était-il donc une manifestation de la liberté ou la première marque d’un renoncement ?

 

Longtemps, Paul avait refoulé le souvenir de cette discussion qui lui revint alors qu’il cherchait à écrire une nouvelle qu’on lui avait commandée. Il n’y arrivait pas. S’il avait le titre, il ne savait qu’écrire après ; s’il avait une idée, il ne parvenait pas à la développer comme il l’aurait souhaité ; quand enfin il se lançait au hasard, sans idée préalable, sa plume glissait, parfois avec bonheur, mais il manquait une architecture à l’ensemble. Longtemps Paul avait porté des livres dans sa tête, ce qu’il trouvait d’autant plus pesant qu’il en portait beaucoup. Il avait des talents d’écriture, incontestablement. Il répondait régulièrement à des commandes qu’on lui passait et se pliait à un exercice qui lui donnait l’impression de prostituer ses talents.

 

 

A présent, Paul était incapable de se souvenir du titre que Pauline avait choisi, comme un défi. Méandres insondables de la mémoire… Si le titre ne lui revenait pas, il revoyait avec précision la scène de la dispute sur les titres  car Pauline l’avait engagé alors sur la voie d’un défi multiple : écrire, être publié, et imposer un titre farfelu en souvenir de l’enfant qu’il avait été, rendre hommage à sa sœur, être libre, jusque dans le titre…

 

 

Ce souvenir l’obnubilait à présent au point de l’empêcher d’écrire : pesante promesse de légèreté et de liberté. La gageure lui rappelait qu’une personne au moins avait cru en lui un jour. Il serait écrivain, un de ceux qui choisissent leur titre !

 

 

Paul avait le sentiment de rater sa vie. Il avait beau percevoir confusément ce qui pourrait lui donner un sens, faire décoller sa vie, il était persuadé qu’il en était incapable. La discussion avec sa sœur avait pourtant laissé une trace indélébile dans sa mémoire. Une trace…

 

Oui c’était de trace précisément qu’il avait été question ce jour-là : « Que devenons nous quand nous mourrons ? » « Peut-on décider de mourir prématurément ? » « Qu’est-ce qui est vraiment important sur cette terre ? » Paul avait bien saisi alors la gravité d’une discussion par laquelle Pauline avait  certes éprouvé la faculté de contradiction entre frère et sœur, mais aussi surtout parlé d’elle à mots couverts. Des intonations, des gestes… On ne parle pas que dans les mots.

 

 

- « Il faut essayer d’agir, me semble-t-il, comme si nous allions mourir demain. L’important c’est d’être fier de la trace que nous laissons ».

 

-« C’est important le souvenir qu’on laisse aux siens, aux survivants ? Comment savoir quelle trace nous laisserons ?»

 

 

 

Moins d’un an après cet échange, Pauline mourait. D’un suicide selon les médecins. Non élucidé.

 

 

 

«Aujourd’hui je me suis assis à la table, j’ai tenté d’écrire un roman. J’en suis incapable. Comment dès lors honorer ma promesse ? Ma plume est stérile. »

 

 

Voilà ce qu’il écrivait régulièrement dans son journal, si peu confiant en lui depuis l’ébranlement magistral. Il avait bien quelques talents pourtant mais il les mettait au service d’annonceurs qui le rémunéraient bien chichement. Il en concluait un peu trop hâtivement qu’il n’avait pas le temps, qu’il s’y mettrait plus tard…

 

« …essayer d’agir comme si nous allions mourir demain…être fier de la trace que nous laissons… »

 

 

 

 

 

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-« Paul ! Une lettre pour toi ! Je crois avoir reconnu le tampon d’un éditeur, s’enflamma Antoinette, sempiternelle optimiste malgré les refus successifs de publication qu’elle lui annonçait régulièrement.

 

La coquette Antoinette croyait en lui elle aussi. Elle escomptait une première publication, se montrait toujours avide de lire les écrits de son mari. Antoinette était sa fidèle oreille et se montrait bien bonne avec son Paul : non contente de l’encourager à persévérer, elle veillait sur lui, elle s’occupait de tout, elle relisait les manuscrits, contactait les éditeurs et le soulageait depuis longtemps. Elle se montrait très protectrice à son égard et était déjà incollable sur les droits d’auteur, prématurément assurément. C’était pour son bien. Elle avait la tête sur les épaules !

 

 

-« Tu sais bien que tu peux l’ouvrir et me la lire. Il y a bien longtemps que j’ai perdu toutes mes illusions. Heureusement que tu es là ! »

-« Cher monsieur, les éditions Dumachin ont le regret de vous informer que votre texte  Les deux festins  n’a pas été retenu par notre comité de lecture. Les manuscrits ne seront ni restitués ni conservés. Veuillez agréer, … », lut-elle la voix empreinte d’émotion.

 

 

 

-« Encore un éditeur qui ne se donne pas la peine d’écrire et de formuler un avis sur le texte que je lui ai envoyé ! C’est son métier pourtant l’écriture, non ? Il aurait pu dire bien des choses en somme. Par exemple : « Je n’ai rien compris à votre histoire sans doute trop subtile. Comprenez mes lecteurs qui ne vous comprendront pas. » Ou encore : « Votre Félicienne est une fieffée salope. Ma femme s’appelle Félicienne. Je ne puis décemment vous publier. » Je me demande bien ce que je continue d’espérer de ces vauriens d’éditeurs ! Comment trouverai-je un jour l’énergie et la foi nécessaires à l’écriture d’un véritable roman dans ces conditions. Et dire que je te laisse t’épuiser et te ruiner pour moi ! Ma vie d’ermite t’impose mille sacrifices. Je suis indigne de toi Antoinette ! »

 

 

Antoinette trouva les mots pour le consoler, le rassurer et l’encourager à continuer :

 

« -Ce n’est pas parce que tes contemporains sont aveugles que tu dois priver leurs descendants de tes talents. Écris pour la postérité, pour moi, pour toi. Tu ne peux pas placer ton bonheur en autrui quand l’autre n’en vaut pas la peine. … »

 

 

« -Tu as raison Toinette. Tu me donnes une idée pour mon roman : il parlera de bonheur, de toi, de moi… »

 

 

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Comme à son habitude, Paul monta dans son atelier d’écriture. Quand il en ouvrit la porte, il sentit un fort courant d’air. Antoinette d’ordinaire fermait les portes à clé quand elle aérait l’étage. Paul se sentait léger comme l’air : il était décidé à rendre hommage à sa femme. Il avait déjà eu une idée vague de l’abnégation qui avait été la sienne durant toutes ces années. Oui, ce serait le plus beau cadeau qu’il ferait à son unique et fidèle lectrice. Un livre qui la surprendrait assurément et la toucherait. Les idées affluaient comme l’air dans l’atelier. Il écrivit quelques phrases qu’il biffa rapidement car cela manquait de tragique. De véritables étincelles jaillissaient dans son esprit. Paul exultait et jouissait d’avance de ce roman qu’il allait enfin écrire : c’était leur histoire d’amour qu’il allait raconter, en la déformant évidemment. Dans son roman le couple serait heureux en apparence jusqu’à ce que sa femme découvre qu’elle n’avait vécu que dans l’illusion du bonheur. Il la tuerait et elle adorerait lire cette histoire. Le grincement de la fenêtre gênait Paul mais il était tant affairé à écrire qu’il ne voulait pas quitter la table.

 

« On peut croire avoir été heureux toute sa vie et se rendre compte au seuil de la mort qu’on a été trompé. C’est ce qu’on appelle l’illusion du bonheur.  Mortelle désillusion… »

 

 

Des feuilles s’envolèrent et la fenêtre claqua. La vitre se brisa. Paul se leva, ramassa les feuilles. Un morceau de verre s’était planté dans le parquet que cirait très régulièrement Antoinette. Paul tira sur le morceau de verre. La lame de parquet vint avec ce qui déséquilibra Paul qui se coupa et glissa, passant à travers la fenêtre.

 

 

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Antoinette pouvait enfin lire les journaux chez elle et se délectait des opinions qu’ils véhiculaient : « Suicide du cocu : en fera-t-elle un roman ? ». « Antoinette met fin à sa carrière littéraire et décide de se ranger : elle épousera son amant. ». Jamais ils n’imagineraient la vérité ! Elle était la seule à savoir. Attirée par le bruit, Antoinette était montée aussitôt dans l’atelier d’écriture : d’un coup d’œil, elle avait vu le sang, sa cache sous le parquet découverte et les dernières lignes écrites par Paul avant sa mort. Il avait enfin compris qu’elle avait signé les contrats éditoriaux  à son nom depuis le début et n’avait pu supporter le goût amer de la vérité. Tout le monde savait qu’elle trompait son mari et la police avait rapidement conclu au suicide par dépit amoureux. Antoinette tira profit du scandale et de l’annonce de sa retraite. Elle était sereine et confiante car elle savait son nouveau mari plein de talents…

 

« -Hé bien, tu en as mis du temps ! »

 

 

  

 

 

Le 14 mai 2011. Participation au concours du village du livre Cuisery. Phrase imposée: "Hé bien, tu en as mis du temps!"

 

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A B A

 

 

  1. -Je trouve que ça manque de fantaisie.
  2. -C'est ce que tout le monde dit en effet.
  3. -Enfin c'est pas très original de dire ça en même temps...

 

  1. -Elle taffait.
  2. -Comment ça elle m'a fait?
  3. -Non elle elle taffait: elle était en pleine création.

 

  1. -T'as bien dormi?
  2. -Que dis-tu?
  3. -Ok, rendors-toi!

 

  1. -On voit clairement dans quelle position il la baise.
  2. -Ils sont habillés.
  3. -Il lui baise une main qui n'est pas gantée.

 

  1. -Tourne à droite: ici ça queute souvent.
  2. -Ben attends, je veux voir ça !
  3. -T'es le premier que je rencontre à aimer les bouchons.

 

  1. -ça te dit d'aller faire du lèche-vitrines cet après-midi?
  2. -Non, je viens de me laver les dents.
  3. -Accompagne-moi, je les lécherai pour deux.

 

  1. -Tu me fatigues.
  2. -Va te coucher.
  3. -On baise?

 

  1. -Bonjour, je voudrais une baguette.
  2. -Le chinois n'en a pas?
  3. -Vous êtes bien indiscrète!

 

  1. -Tu vois ce que je veux dire..
  2. -Oui, je vois bien.
  3. -Je vois quoi?

 

  1. -"Elle a fait un bébé toute seule"
  2. -C'est pas possible.
  3. -"Elle a fait un bébé toute seule".

 

Les dialogues A B A consistent à imaginer un échange de trois phrases entre deux interlocuteurs, A et B. Malentendus et jeux y ont évidemment toute leur place...

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Le sac à main.

 

Au voleur ! Au voleur ! A l’assassin ! Au meurtrier ! Juste ciel, on m’a volé mon or, on m’a volé mon sac à main ! Mais au fait, qu’avais-je dedans ? Que trouvera mon voleur pour son heur, et que puis-je perdre ?

 D’abord mon identité : ma carte, mes papiers, tout ce qui nous est constamment demandé pour nous justifier. Suis-je donc une carte plastifiée, une photo d’identité, des empreintes digitales numérisées ? Non assurément : mon nom d’emprunt ne vaut rien et je le lui cède bien volontiers.

 Mon portefeuille ensuite le bien nommé dans lequel je venais justement de ranger soigneusement mes faux billets ! Connaissez-vous le comble du voleur de sac à main ? Être pris la main dans le sac au moment de payer. On contrôle son identité parce qu’il sort de faux billets et se retrouve aux arrêts pour usage de faux et usurpation d’identité ; ça va chercher loin !

 Le numéro de mon bien aimé ! Quel idiot je fais ! Et dire que je me moquais de toutes ces femmes qui fourrent leurs bijoux dans leur sac et exhibent cet objet de convoitise comme si elles voulaient se faire dépouiller ! Serais-je donc femme moi aussi ?

 

Atelier Plume, avril 2011.Il s'agissait de choisir un type de sac et d'écrire librement une page à propos de ce sac.

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L’autre.

 

 

Comment l’autre me voit ?

Je te le demande.

Comment je crois que l’autre me voit ?

Je me le demande.

Qu’est-ce que je crois que l’autre voit en premier chez moi ?

 Ma taille.

Et en deuxième ?

Mes lunettes.

Et en troisième ?

 Ma démarche.

Qu’est-ce qui, dans ce que je crois que l’autre voit de moi, me sépare de lui ?

Ça dépend. Qui est-il ?

Qu’est-ce qui m’en rapproche ?

Ta question.

Suis-je l’égal de l’autre ?

Oui.

Comment suis-je son égal, comment ne le suis-je pas ?

La question est contradictoire.

Si je ne suis pas son égal, l’autre est-il plus ou moins que moi ?

Et s’il est mon égal ?

Comment est-il plus, comment est-il moins ?

Ça m’est plus ou moins égal : il fallait donc que je réponde qu’il était inégal à moi ?

Qu’est-ce qu’il a que moi je n’ai pas ?

Lui.

Qu’est-ce que j’ai que lui n’a pas ?

Moi.

Suis-je l’autre de l’autre ?

Oui.

Lequel ?

Je suis l’autre au carré.

 

 Atelier théâtral, Collectif 12, avril 2011.

 

 

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Histoire très magique de mon aïeule maoïste.

 

 

 

Voici comment Lise-Noëlle, mon aïeule maoïste, rencontra autrefois  le dalaï-lama.

Un beau jour, les autorités avaient décidé de dresser un bonsaï phalloïde pour honorer sa sainteté à peine rentrée du Zaïre. Lise-Noëlle se mit à réciter un haïku en mâchant du maïs mais c’était du chinois pour notre homme à l’ouïe fine qui remonta égoïstement dans son avion et s’envola pour Israël. Notre héroïne ne se découragea pas et décida de reprendre sa baïonnette : en dépit de son hyperthyroïdie elle apprit la langue hébraïque  et s’invita à une réunion œcuménique pour  y prononcer un laïus archaïque sur les ambiguïtés de la laïcité. Lise-Noëlle répéta  avec un raïs un peu naïf qui ne resta pas stoïque: il se délesta de quelques spermatozoïdes et lui apprit –coïncidence inouïe- qu’on conduisait le dalaï-lama à l’aéroport. Il décollait pour l’Argentine. Mon aïeule arrêta de coïter et se mit à cogiter. Prétextant l’exiguïté de la semence, elle gagna l’aéroport où un caïd bien connu des tabloïds pour mettre le capharnaüm dans la ville avec son trafic de cocaïne  lui vendit un billet pour Buenos Aires. Elle grimpa de justesse jusqu’au ciel à la poursuite de son lama argentin. Coïncidence bizarroïde dans cette histoire kafkaïenne : la vue d’un astéroïde provoqua la panique des passagers. L’équipage distribua de la ciguë et l’on apprit rapidement par ouïe dire la présence de sa sainteté qui, consultée, conseilla une baignade avec des naïades. L’avion bifurqua vers les Caraïbes : après une promenade en canoë avec son lama, mon aïeule offrit de l’aïoli à son ami et fut surprise quand elle vit l’effet qu’elle lui fit : du vit sacré jaillit une quantité inouïe de spermatozoïdes qui partirent dans le vase en faïence arroser les glaïeuls que mon aïeule avait offerts à son dalaï l’ami.

 

Atelier Plume, avril 2011. Il s'agissait d'écrire un texte comprenant un maximum de mots avec tréma.

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Sur le talus.

 

 

Dans le silence de la nuit infinie l’hiver partit par la porte qui le soir était fermée. Comme une poussière d’ombre je montai encore près du ruisseau : le printemps était au bord de l’eau et la lumière fermait la ligne du chemin.

 

Atelier Plume, avril 2011. Il s'agissait d'écrire un texte avec les mots d'un poème de Pierre Reverdy que nous ne connaissions pas : "Sur le talus". Voici le poème de Reverdy, extrait des Ardoises sur le toit (1918):

 

Sur le talus.

 

Le soir couchant ferme une porte

Nous sommes au bord du chemin

Dans l'ombre

          près du ruisseau où tout se tient

Si c'est encore une lumière

          La ligne part à l'infini

L'eau monte comme une poussière

         Le silence ferme la nuit.

 

 

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Résistance.

 

  • Qu'est ce qui se passe quand on t'empêche de faire quelque chose?

Il peut m'arriver de le faire pour éprouver ma liberté; ça dépend: qui est on? Quelle est la nature de l'empêchement? Je crois que je tiens par-dessus tout à la liberté de parole, à l'expression libre car elle permet de dévoiler les contradictions, non seulement entre interlocuteurs mais aussi avec soi-même. Je suis mon interlocuteur dans un dialogue avec moi-même. William Clinton a été empêché parce qu'une femme avait ouvert la bouche. Fallait-il l'empêcher?

  • Qu'est ce qui se passe quand on t'oblige à faire quelque choses?

Déjà il n'y a pas de "s" à choses dans quelque chose. J'aime m'obliger. Je suis obligé et désobligeant. Qui est on? Je peux assumer et prendre à mon compte des obligations. Il y a de la beauté dans l'obligation si souvent suspectée d'alliance avec la servitude. L'obligation est belle comme un panneau de signalisation: obligation de tournée à droite..ou à gauche! En même temps, je chéris la liberté et puis ne pas supporter les obligations. Qui est on? Quelle est cette quelque chose. Qui es-tu? Qui suis-je? Quand on m'oblige, on me lie. J'aime ça: oh oui, ligote-moi!

 

  • Qu'est ce qui se passe quand tu t'empêches de faire quelque chose?

Je rumine. Je pense. Je tourne en rond. J'écris. Je deviens un autocuiseur. Je bous. Je deviens fou. Je parle à mes amies. J'ai envie d'agir et me retiens...un temps seulement. Désormais, je ne m'empêche plus. Je suis libre et j'agis quitte à être déçu. C'est en se trompant qu'on avance.

  • Qu'est ce qui se passe quand tu t'obliges à faire quelque choses?

Toujours pas de "s" à quelque chose. Je crois avoir déjà répondu à la question. J'aime m'obliger. D'ailleurs je réponds à ce questionnaire, dans l'ordre.

  • Qu'est ce que c'est quelqu'un d'irrésistible?

Est irrésistible quelqu'un à qui on ne peut résister. Des regards, du désir, des envies, au point de s'aliéner pour l'autre ou du moins d'en être capable. C'est beau et ça brûle l'irrésistible. Voilà l'épreuve. Pensées qui deviennent obsessionnelles, délirantes, qui éveillent l'autre en moi, qui m'émeuvent, qui me mettent en émoi et me mettent dans le plus grand désarroi. Je ne suis plus moi-même. Gêne, paralysie. Je ne contrôle plus rien. Je ne me contrôle plus. Je ne me résiste plus.

  • Est ce que parfois tu as l'impression de faire un choix par obligation?

Oui et j'y trouve de la grandeur: la grandeur de l'abnégation et de l'altruisme. Il y a beaucoup de narcissisme dans cette histoire.

  • Pourquoi et qu'est ce qui se passe alors?

Parce que je me dépasse, je transcende mon égoïsme. Voilà le paradoxe. JE transcende MON EGOïsme. Cette phrase transpire la première personne. Je m'admire, on peut m'admirer.

 

  • Qu'est ce qui se passe quand on aime?

Pour on, je ne peux pas répondre. Quand j'aime, je pense à mon amour. Je suis gai, sur un nuage, je me sens fort, j'ai un sentiment de plénitude. Il faut distinguer les amours: j'aime d'affection familiale, j'aime d'amitié, j'aime d'amour. Il se passe mille choses quand on aime. Je suis transporté d'amour.

 

  • ça veut dire quoi être seul?

Être seul, c'est avoir conscience de notre condition. Nous sommes, me semble-t-il, toujours seuls. Les amis, les amours permettent d'oublier notre condition de solitude. J'ai éprouvé cette solitude radicale et définitive à 18 ans. Être seul, c'est être avec soi-même. C'est plus facile pour écrire.

  • Quand est-ce qu'on aime quelqu'un?

C'est une bonne question. La réponse semble évidente et pourtant elle ne l'est pas. Voilà quelques mois, j'ai été amoureux et au début je n'arrivais pas à dire "Je l'aime" car cela me semblait prématuré. Peut-il y avoir amour sans connaissance? Une amie corrigeait et parlait d'un coup de coeur. Le coup a porté, je suis tombé amoureux et j'ai eu du mal à me relever quand j'ai appris que j'aimais à crédit, c'est-à-dire sans réciprocité. Quand j'aime quelqu'un, je suis bien. Je dois sécréter de l'endomorphine ou quelque chose comme ça. Le sport est un ersatz chimique, non un substitut.

  • Est-ce que tu as déjà eu envie de tuer quelqu'un?

Sans doute oui, mais je ne me souviens pas de qui.

  • Quelqu'un que tu aimes?

Si j'en viens à l'idée de tuer quelqu'un, c'est que je ne l'aime plus. (Joli lapsus!)

  • Quelqu'un que tu n'aimes pas?

Y a d'autres questions?

  • Et alors ça te fait ressentir quoi?

Apparemment oui. Je vais finir par avoir envie de creuser, non pas les réponses, mais un trou pour enterrer cet "on" qui m'interroge.

  • Pourquoi tu ne l'as pas fait?

Déjà la négation est double en français. Après tu me cherches vraiment, toi,  et tu vas finir par me trouver. Gare à toi!

  • Qu'est ce qui se passe quand on en a envie?

Pose-toi la question. Elle semble te travailler.

  • Qu'est ce qui se passe quand on ne le fait pas?

J'imagine que tu dois ressentir de la frustration, une frustration immense comme en témoignent toutes tes questions.

  • Qu'est ce qui reste de ça ?

L'inconscient.

  • Où ça va?

Dans le mur.

  • ça va?

Oui tranquille et toi?

  • A ton avis, pourquoi certains le font?

ça y est: t'es repartie. Ben sans doute parce qu'ils en ont irrésistiblement envie.

  • C'est quoi un super héros?

Un pléonasme. Le héros se suffit à lui-même.

  • Il résiste à quoi?

Aux méchants.

  • Ils sont plus forts que quoi?

Ils sont plus forts que la réalité.

  • Est-ce que parler ça fait du bien?

Oui ça libère l'autre en moi.

  • Est-ce que ça suffit?

Oui j'en ai assez.

  • Pourquoi?

Ecrire c'est mieux car on peut se relire.

 

  • C'est quoi ne pas encadrer quelqu'un?

Tu vas commettre un carnage quand tu ne résisteras plus!

 

  • Est-ce que c'est ne pas pouvoir le voir?

C'est au contraire ne voir que lui.

  • Si c'est ça où est-ce qu'il est quand tu ne le vois plus?

Ce n'est pas ça.

 

Atelier théâtral, Collectif 12, avril 2011.

 

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Que faisait donc Olivier boulevard Raspail?

(10 mots de la langue française)

 

Que faisait donc Olivier, ce jour-là, Boulevard Raspail ? Il m’avait pourtant dit au téléphone qu’il était à Toulouse pour une répétition de La belle Ariane, opéra dont il dirige le chœur comme il dirige le mien. Je rage. Je m’énerve. Je perds le fil de mes pensées et risque de me faire dévorer par le Minotaure de la jalousie. Son train, à la gare Montparnasse partait à 15h32, même en imaginant qu’il ait un peu traîné aux agapes il ne peut pas avoir manqué cette répétition si importante pour lui…. Ou alors… il aurait fallu une bonne raison pour rester avec…  Qui ? Qui est sa complice ? La fameuse Aline ? Je croyais qu’il avait rompu. Je me ferai un plaisir de les prendre la main dans le sac. Je sais bien qu’Olivier est très accueillant, c’est même un euphémisme de dire ça… Boulevard Raspail ? Quelle Ariane l’entoure harmonieusement de ses longs cheveux au point d’en faire une cordée pour le faire grimper aux rideaux? Ah que je suis malheureuse ! Quand je le voyais penché sur son ordinateur pendant des nuits entières il me disait qu’il aimait à réseauter sur la toile. Je t’en fiche ! C’était des plans pour les sauter et les re-sauter toutes ces nanas…  

 

Atelier Plume, janvier 2011.

Il s'agissait d'écrire un texte contenant les dix mots en gras. La première phrase était également imposée. Concours 2011 "Les dix mots de la langue française"(agapes, avec, complice, cordée, fil, choeur, main, réseauter, accueillant, harmonieusement)

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A l'endroit, à l'envers: des mots dans tous les sens.

 

 

-Du super  avec plomb, 50litres: c'est qu'elle tète ma tire et faut que ses réservoirs soient repus!

-L'essor des prix à la pompe, vous vous en foutez vous! Z'avez bien raison. Y a que le PC pour protester: une vraie rosse!

L'écarter on devrait: Sinon mon magasin, z'avez-maté? Je l'ai retracé.

-Ivres qui z'étaient toujours vos clients. Y aura plus d'embouteillages et on sera vite servi.

-Vous allez casser votre pipe mon vieux à trop foncer. Faites gaffe au ressac!

 

Atelier Plume, mars 2011.

 

 

Zanzibar, l'île fantasmée…

 

 

Rimbaud écrivait en 1880: "Je partirai pour Zanzibar où il y a à faire." Mais il n'ira jamais...

 

Demain dès l'aube je partirai pour Zanzibar. Soleil de plomb, lumière, blancheur. Zanzibar est perchée, grouille de vie et respire la sérénité. Ciel dégagé, mer apaisée. Etrange familiarité de ce lieu inconnu et pourtant retrouvé. On me sourit comme si j'y avais grandi, moi, l'enfant du pays. C'est jour de marché. On m'a invité à boire le thé. Ici on n'est pas pressé.

Toujours recherchée, Zanzibar m'a été un refuge qu'on me refusait. Je n'y croyais plus. J'étais un fou selon les jaloux, un bizarre avec ma Zanzibar. J'ai préféré me taire et continuer à penser, à rêver, à la fantsamer, à l'imaginer.

Désormais je sais qu'elle me plaît et que j'y suis bien.

A Zanzibar je suis né, à Zanzibar je mourrai.

 

Atelier Plume, mars 2011.

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Epitaphes.

 

Ci-gît celui qui emplit tant sa vie qu'à l'épitaphe il préféra le cénotaphe.

 

Il s'évada toute sa vie si bien qu'à l'épitaphe il préféra le cénotaphe.

 Quand il eut goûté à la vie, il se donna la mort.

  

Atelier Plume, mars 2011.

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Acrostiches -devinettes.

 

                         J’ai cherché                           
                     sa compagnie                                
               sans la trouver                                   
         masculin singulier                                       
  féminines singulières                                         

 

 

 

                                       Propre de l'homme

et de l'hystérique:

       Sonore

Effusion contagieuse.     

 

 

Atelier Plume, mars 2011.

 

 

 Toi et moi.

Je bois ta voix

Tu vois mon émoi

 

J'embrasse ton regard

Tu fais un écart

 

Je peux te toucher

Tu veux m'esquiver

 

J'imagine ton goût

Tu me dis ton dégoût

 

J'aimerais ton odeur

Tu ferais mon bonheur

 

Embrasse-moi, je le veux

Oublie-moi, tu le peux!

 

Février 2011.

Poème écrit pour le printemps des poètes de la ville de Lyon. 7-16 mars 2011.

 

 

 

 

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Un mot sur le bout de la langue.

 

-           Viens là, il faut que je te parle.

-           Ah bon, qu’as-tu à me dire ?

-           Quelque chose d’une extrême importance ; ça fait des mois que je veux te le dire.          Aujourd’hui, le moment est venu.

-           Je t’écoute…

-           Tu ne peux pas m’aider un peu…Sois moins solennel, moins grave. Tu sais, je suis déstabilisé. Ce sera bref…mais…tu dois m’aider. Je ne veux pas me tromper. J’ai peur de ne pas trouver le mot juste. J’ai un mot sur le bout de la langue…

-           Ouvre la bouche pour voir si je l’aperçois…

-           Pourquoi te moquer de moi ? Tu ne m’aides pas. Je t’ai dit que c’était important.

-           Qu’est-ce que tu veux à la fin ?

-           Te dire ce que j’ai sur le bout de la langue. La panique paralyse ma pensée…

-           Tu me fatigues ! Je te quitte !

-           (Seul) ça y est, j’ai retrouvé ce que je voulais lui dire, c’était « Je t’aime. »

 

(Atelier Plume, janvier 2011)

 

 

 

Adresse à Hakim.

 

 

Papa, tu as beaucoup aimé Maman, Hakima.

Vos noms disent votre proximité, votre amour, votre complémentarité.

Maman est morte. Quand je suis devenue une femme, tu as trouvé que je lui ressemblais et tu es tombé amoureux de moi.

Mais un père ne peut pas aimer sa fille comme un mari. En posant tes yeux libidineux sur moi, en tentant de poser tes mains sur moi, tu as violé les lois humaines qui interdisent aux parents de désirer leurs enfants. Tu as tout déréglé dans la famille et à présent, celle que tu aimes, Hikmat, en souffre : je suis devenue aveugle.

 

J’ai pris peur, je me suis cachée dans la vache d’or et ai fait la connaissance d’un prince qui m’aime et que j’aime. C’est un jeune homme de mon âge, il est beau. J’aime son sourire, la lueur de ses yeux et la douceur mélodieuse de sa voix. J’aime quand il me parle, j’aime quand il me regarde et j’aimerais pouvoir continuer de le voir de mes yeux que je n’ai plus.

 

Recueillie par un jardinier, j’ai partagé sa maison dans le souvenir de Mourad qui ne m’avait pas oubliée. Il a ordonné que chacun lui apporte de la soupe pour le guérir d’une étrange maladie dont il souffrait. Il m’a reconnue et, trop heureux de nous être retrouvés, nous souhaitons à présent nous marier.

 

Si je suis venue te voir, Hakim, mon père, c’est pour avoir ton accord : je souhaite épouser Mourad qui m’a choisie. J’ai besoin d’avoir ton accord pour vivre sans craindre que tu fomentes un attentat jaloux contre le sultan Mourad. Tes parents t’ont nommé Hakim, le sage, le philosophe. Je veux croire qu’ils ont été clairvoyants et que c’est le chagrin qui t’a fait perdre la raison. Si tu acceptes que Mourad m’épouse, je pourrai te pardonner et me dire que tu t’es égaré.

 (Collectif 12/ Atelier théâtral/ Travail autour du personnage secondaire/Octobre 2010. Inspiré du personnage d'Hikmat dans Une vache d'or pur.)

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Caviardage d'un poème de Verlaine à Baudelaire.

 

 

Je t’aime encore moins si j’ai les pieds joints. Baiser ! Baiser comme moi ! La faim et la soif pleurent leur déroute.

 

(Atelier Plume-janvier 2011)

 

 

Le petit bonheur.

Gourmandise ou curiosité, j'étais alors un petit pâtissier. Après avoir expérimenté de nombreux desserts souvent chocolatés -du roulé au moelleux en passant par la Sachertorte ramenée de Vienne l'autrichienne- je décidai de me lancer dans les viennoiseries.

Mon livre de recettes présentait en photo la fabrication des croissants. J'avais réussi les expérimentations précédentes, alors pourquoi pas celle-là? Je réunis les ingrédients, préparai la pâte que je laissai lever. Je me souviens que l'opération dura des heures et combien il était excitant de fabriquer moi-même des croissants. Les rouler sans céder à leur tentation d'effondrement ne fut pas une mince affaire.

Le lendemain matin, je les badigeonnai au pinceau et les enfournai avant de les guetter, derrière la vitre du four allumé. L'odeur emplit la maison d'une promesse: de délicieux croissants tous les dimanches, un véritable régal familial.

Le verdict fut unanime: trop petits et trop durs. Nous étions loin de la légereté croustillante du croissant acheté chez le boulanger.

Les écouler ou les jeter? Seule mon arrière-grand-mère les trouva délicieux, ce qui était bien généreux.

Novembre 2010.

 

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L’homme qui était très léger.


Je suis très léger, ce qu’il y a de plus léger au monde. Mon médecin pense que c’est parce que j’ai du diabète. En réalité, c’est parce que je suis un homme : quoi de plus léger qu’un homme…sauf quand il rencontre un mimosa ! J’adore cette fleur mais elle devient rare à cause de la politique internationale du gouvernement. J’ai même été appréhendé l’autre soir par les poulets et emmené au poulailler. J’ai pensé que c’était à cause de ma dernière peinture sur soie qui représentait un mimosa géant ! J’ai eu droit au détecteur de mensonges et à bien d’autres choses. J’ai compris que c’était moins mon dernier chef d’œuvre que ma légèreté qui gênait les autorités. J’ai demandé à voir ma dernière production pour obtenir ma libération. L’effet mimosa fut immédiat. J’étais devenu le plus lourd de tous les coqs, le prince du poulailler : c’en était fini de ma légèreté. Ma lourdeur était telle qu’elle en était devenue…insoutenable !

Novembre 2010.

[contraintes: 1/Titre qui commence par "l'homme qui.."; 2/  mots imposés]

 

 

 

Proustification (madeleine/soufflé)

 Il y avait des années que je n’avais pas été immergé dans une symphonie olfactive. Que de notes, chacune si singulière, sur la partition du marché aux épices. L’odeur muscadée résonna en moi si profondément que je me revis devant ma préparation, la râpe à la main. Jeune chef d’orchestre, je suivais la recette au papier jauni qu’avait suivie ma mère avant moi : le jaune dominait, l’odeur des œufs, du lait et du fromage étaient bien trop ordinaires pour une première fois. Mon œil s’alluma ainsi que mon nez quand une pluie de muscade assombrit ma pâte et la fit mienne. J’enfournai mon soufflé. Incarcéré, il s’enorgueillit, dora et sortit de son moule ; c’était sans aucun doute la muscade qui lui interdisait tout conformisme. Mais, quand d’un passé ancien rien ne subsiste, après la mort des êtres, après la destruction des choses, seules, plus frêles mais plus vivaces, plus immatérielles, plus persistantes, plus fidèles, l’odeur et la saveur restent encore longtemps, comme des âmes, à se rappeler, à attendre, à espérer, sur la ruine de tout le reste, à porter sans fléchir, sur leur gouttelette presque impalpable, l’immense édifice du souvenir.

Novembre 2010.

[en italique, le texte de Proust relatif à la madeleine]

 

 

 

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ça me met en colère.

 

ça me met en colère d'avoir perdu ma soeur,

ça me met en colère de ne pas être cohérent avec moi-même,

ça me met en colère d'oeuvrer souvent pour l'intérêt général et de me sentir si seul,

ça me met en colère de ne pas avoir de nouvelles de mon frère,

ça me met en colère d'avoir un père qui s'enferme dans le déni,

ça me met en colère de savoir que mes grands-parents vont partir dans le Sud-Ouest et de savoir que je n'aurai plus de famille dans la région,

ça me met en colère d'avoir un pouvoir au service des privilégiés,

ça me met en colère de voir souffrir les gens autour de moi,

ça me met en colère de ne pas être toujours ferme dans ma volonté,

ça me met en colère de me cacher derrière des apparences,

ça me met en colère de ne pas prendre le temps d'écrire,

ça me met en colère de garder ma colère en moi,

ça me met en colère d'être amoureux à crédit, c'est-à-dire sans retour,

ça me met en colère de rêver d'une normalité que j'exècre,

ça me met en colère d'avoir une opposition indigne de ce nom,

ça... me met en colère.

 

Janvier 2011.

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Un mode de fonctionnement cérébral.

 

Ne rien dire, écouter, observer, entendre, analyser, comprendre, imaginer à tort ou à raison, penser, repenser, être obnubilé, encaisser, emmagasiner, ne rien dire, se taire, écouter, observer, tout comprendre, se méprendre, ne plus supporter, écrire, penser, laisser bouillir puis, quand je ne tiens plus, dire, parler, laisser échapper ce qui a mijoté, se vider, penser que tout est à présent réglé et passer à autre chose. Puis de nouveau écouter, observer, analyser, imaginer...

Février 2011.

 

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  • LES DEUX FESTINS.

 

Réécriture de Félicienne qui tient compte de retours souvent positifs, intrigués, perplexes et frustrés!

 

Félicienne Perkins était rayonnante ce matin. Le soleil caressait ses joues, comme s’il avait voulu lui faire plaisir pour son anniversaire. Son éternel sourire irradiait une pièce qu’elle n’avait pas quittée, la pauvrette. Elle en aurait rêvé pourtant, assurément! Elle avait bien tenté autrefois d’en parler à son  cher et gros Anthony : sortir accompagnée en ville, rejoindre Robert au dortoir d’en face,  vivre enfin, comme autrefois.

 

Elle savait bien pourtant qu’il n’en était pas question. Anthony, son cher et gros Anthony qui faisait tout pour elle, qui sacrifiait sa vie pour elle, veillait. Elle pourrait attraper mal, elle risquerait de tomber et pourrait quitter la maison à jamais. Quitter la maison ! Cela était impensable. Ce serait criminel. Ils y avaient passé tant de temps, ils y avaient tant d’habitudes.

 

Et puis la vie n’était plus ce qu’elle était. Avant, on pouvait croiser Germaine ou Louise en allant faire un tour en ville. Désormais, ses amies ne sortaient plus, elles ne lui téléphonaient plus le dimanche soir. Elles avaient dû partir à l’hospice, faute d’avoir une famille aussi attentionnée et bienveillante. Félicienne était heureuse, elle ! Déjà  vingt ans que son Robert s’était endormi, et elle était toujours dans sa maison : Anthony le lui rappelait assez souvent !

 

Vingt ans déjà que le brave et gros Anthony s’occupait de Mlle Perkins. Mademoiselle…. ! C’était une demoiselle, éternelle; elle avait vécu avec Robert, oui –ça oui, elle avait bien vécu- mais elle avait toujours rejeté les demandes en mariage : il était si bon d’avoir des hommes à soi, , toujours emplis d’espoirs et de soupirs, de les voir danser la ronde des séducteurs. Quelle énergie ils pouvaient déployer !Robert avait toujours cherché à la séduire, l’avait aimé à crédit toute sa vie durant, pensant bien qu’un jour il serait payé en retour de tous ses efforts. Non, non, l’esclave avait succombé avant sa reine, celle qu’il aurait aimé appeler Stefano, Madame Stefano ! Il eût été fier de se promener au bras de son épouse ! Mais mademoiselle Perkins avait de la fierté elle et elle savait ce qu’elle voulait.

 

Désormais rabougrie par les ans, elle aurait peut-être voulu sortir, mais elle se taisait : elle ne pouvait plus exprimer un désir qu’elle devait réfréner. Fière, elle souriait, et des rais de soleil enflammaient son antique visage.

 

 

 

 

Anthony était rentré du travail plus tôt que d’habitude. La comtoise sonnait juste midi. Pas de pompe en ce jour ensoleillé. Funérailles pluvieuses, funérailles heureuses ! La météo annonçait de la pluie pour le lendemain, jour des prochaines obsèques. Il avait déjà un peu d’avance : le cercueil était déjà paré, le corps embaumé attendait, la dame du pressing elle-même avait déjà nettoyé son costume. Line était fraîche comme un bouquet de roses mais Anthony était tombé dans un rosier quand il était enfant et il savait bien que ces fleurs pouvaient piquer. Les roses sont uniques et doivent s’apprivoiser : cela prend du temps. Line, un jour peut-être serait digne de son intérêt. Pour l’heure, s’il n’envoyait pas sur les roses cette importune qui pétunait comme tante Perkins, c’était parce qu’elle partageait son goût pour la désuétude : l’inquisitrice interrogeait Anthony quand il lui apportait ses vêtements, mais jamais elle  n’aurait eu la disconvenance de les lui rapporter chez lui. La dame qui pétunait connaissait les codes et les respectait. Quant à Anthony, son intelligence se satisfaisait très bien d’interrogatoires qui mettaient à l’épreuve sa sagacité.

 

Anthony était donc sur un petit nuage, quand il rentra à la maison : il avait trouvé un petit roman espagnol qui plairait beaucoup à Félicienne ; il l’avait même choisi en langue originale, pour lui en faire la lecture. Cela la rendrait heureuse, Félicienne ! Que ne faisait pas ce  si gros et dévoué Anthony pour elle ! Anthony parlait espagnol : il lui lirait donc Por que me case con el, un livre de 1933 écrit par la Barbara Cartland hispanique : Concha Linares-Becerra. Concha, comme le fameux coquillage qu’ils avaient accroché à leur bâton.  Ce prénom rappellerait à Félicienne la douce époque de ses pérégrinations à Santiago de Compostela.

 

Le menu se devait d’être festif lui aussi : Anthony avait commandé au traiteur du « Centre des délices » un repas pour deux ainsi qu’une corbeille de fruits car Félicienne les adorait. Il dressa donc la table sur laquelle il disposa les amandes et les pistaches pour l’apéritif. Le traiteur avait proposé à ces amateurs de fruits de mer, des huîtres, des aumônières de moules et de crevettes accompagnées d’un feuilleté et d’une sauce à la fraise. Il avait cuisiné tout spécialement pour l’anniversaire de Mlle Perkins un petit lapin aux cornichons et aux feuilles de sauge, quelques feuilles de frisée « pour faire glisser ». Monsieur Arsène avait même pensé à préparer des beignets pour Moïse, le minou noir, sourd, et castré de Mlle Perkins. Félicienne n’aurait sans doute plus faim au dessert et elle savait comment faire plaisir à son si gros et dévoué Anthony ; il avait donc commandé sa pâtisserie de prédilection, un baba au rhum qu’il n’aurait pas à partager avec sa tante, certainement plus intéressée par la corbeille de fruits : elle y trouverait, disposés dans un nid, des figues,  des pêches,  des abricots, des fraises et des framboises, des prunes ainsi que des …mûres ! Un véritable festin de demoiselle, sur un air de Colette Renard !

 

 

Il ne fallait pas qu’elle tombât malade toutefois ni qu’elle salît ses beaux vêtements. Elle exhibait, comme à chacun de ses anniversaires, son bonnet à brides et le bijou rose et noir que Robert avait bien connu. Cet anniversaire était ses Saturnales, elle était la reine d’un jour. Elle avait autant de conversation à table qu’Anthony d’appétit : ce n’était en général que brides à veaux que son neveu n’écoutait que d’une oreille, toujours attentif de surcroît à guetter d’éventuels cambrioleurs. Il avait lu que plusieurs antiquités de la ville avaient été visitées en plein jour et avaient vu, impuissantes,  des malfaiteurs agir en toute impunité. Pouldreuzic, longtemps si tranquille, devenait à son tour une ville où l’insécurité était grandissante. Félicienne Perkins évoquait la Seconde Guerre mondiale, l’exode, l’abandon de la maison qu’elle avait habitée dans son enfance,  la déroute… Il lui répondait qu’il connaissait cette histoire par cœur et qu’il l’écoutait pour lui faire plaisir, parce que c’était son anniversaire, mais qu’elle se faisait du mal à ressasser ce passé et à évoquer des temps douloureux. Elle était désormais en lieu sûr, l’armée protégeait les frontières et l’on ne courait aucun risque. Il se voulait rassurant même s’il savait que Pouldreuzic avait changé depuis la disparition de Colombine. Le monde de tante Félicienne était celui du noir et blanc : pourquoi introduire la couleur dans ce monde d’hier ? Elle pourrait avoir une attaque et rejoindre Robert prématurément. Non, elle n’avait pas mérité cela, elle qui avait vu mourir ses premiers-nés, des jumeaux ! Un véritable traumatisme qu’elle avait toujours tu, pour épargner son si  gros et dévoué Anthony sur qui elle avait transféré toute son affection d’autant plus facilement qu’il était devenu orphelin après l’assassinat de ses parents par empoisonnement, toujours inexpliqué aux yeux de la justice. A quoi bon lui bander les yeux puisqu’elle ne voyait pas clair ?

 

 

 

Tante Félicienne gardait constamment les yeux ouverts. La sonnette retentit soudain, brisant le silence qu’on aurait cru éternel. Anthony bondit de sa chaise, marchant sur la queue de Moïse qu’il réveilla, regarda par la fenêtre pour voir qui osait se présenter chez les Perkins, à l’heure de la sieste, un jour d’anniversaire ! Il aperçut deux enfants chargés de fleurs et de paniers. Anthony  se précipita pour s’enquérir de ce que ces enfants apportaient et éviter qu’ils ne pénétrassent la maison.

 

 

 

C’étaient deux jumeaux, Amin et Amor, envoyés par Line pour porter à Mlle Perkins des cadeaux d’anniversaire ; Amin, qui portait les paniers, les déposa sur le seuil de la porte tandis que son frère Amor jouait du biniou : des betteraves, des carottes, des salsifis, des asperges et des poireaux, du nougat et du sucre d’orge, de belles bananes, un os à moelle et des andouilles des Carmes achetées tout spécialement au « Bonheur des dames ». Des pains au lait et des biscuits étaient disposés parmi les joncs. Quand il eut fini son air de cornemuse, Amor tendit un flacon d’eau de vie à Anthony et Amin dit au neveu de Mlle Perkins :

«  Quand vous aurez chaud aux manettes, allumez un cierge à Mlle Perkins et venez au phare : la visiteuse se trouvera sur le vaisseau à grand mât. » Des larmes se mirent à perler sur le visage d’Anthony. Line avait donc réussi à percer son mystère et lui envoyait un autre festin. A la fois abasourdi et heureux, il donna une pièce aux jumeaux qui s’éloignèrent.

 

 

 

 

Aller au rendez-vous ? Ne pas s’y rendre ? Ces questions l’excitaient, le tourmentaient, l’angoissaient. Il en avait rêvé toute sa vie et voilà qu’il était incapable de prendre une décision. Line avait une longueur d’avance sur lui.  Elle n’avait donc jamais été dupe de leurs conversations qu’elle entendait clairement, malgré toutes les précautions qu’il avait pu prendre. Il avait trouvé son maître ès interprétations psychologiques. Line le connaissait-elle mieux que lui-même ne se connaissait ? Ces questions lui donnaient le tournis, et ravivèrent les vertiges de son enfance. Il lui fallait désormais abandonner sa tante, ce qui était inconcevable. Anthony se pénétrait du sentiment de ses obligations. Était-il bien juste de se débarrasser de celle qui l’avait conservé en vie comme si elle eût été sa propre mère ? Vingt ans avant pourtant, il avait bien pressenti que ce jour adviendrait, quand il avait empoisonné puis embaumé sa seconde mère. Une autre femme l’appelait à présent. Il devait s’arracher à son enfance et devenir un homme ! Line l’avait compris et  elle l’attendait. Anthony irait au rendez-vous du phare. Il lui fallait des forces pour passer à l’acte : il festoya de nouveau, buvant plus que de raison…

 

 

Quand il se réveilla, Anthony n’était plus le même : guilleret et déterminé, il débarrassa la table, nettoya la maison, fit ses adieux à Félicienne, la remerciant pour tout ce qu’elle avait fait pour lui. Elle lui répondit qu’il lui avait bien rendu la pareille et que le moment du grand voyage était venu pour elle. Le si gros et dévoué Anthony versa des larmes, de plaisir et de tristesse, plaça le fauteuil de la vieille défunte face à la fenêtre, déposa sous les mains jointes de Mlle Perkins le dernier livre qu’il lui avait offert. Il plia les quelques feuillets qui se trouvaient près de la machine à écrire et les enferma dans une bouteille qu’il scella, ajoutant seulement une indication manuscrite.

 

 

Titubant dans la nuit, il quitta la maison, se rendit à l’église où il alluma un cierge en la mémoire de Félicienne, puis s’en alla au phare, de l’arsenic dans la poche. La visiteuse était au rendez-vous : elle aida le neveu de Mlle Perkins à monter au sommet du phare. Une forte pluie commença à tomber sur Anthony (en Bretagne, il ne pleut que sur les cons !) qui se souvint de l’arsenic. Les funérailles du lendemain seraient vraiment très heureuses ! Line embrassa enfin le thanatopracteur qui lui offrit de partager un philtre d’amour, préparé par ses soins. Déjà couverte d’un bonnet à brides, Line but l’arsenic et s’encapuchonna davantage. Prise de nausées à son tour, la pétunante dame tira un coup unique ; les deux amants se collèrent l’un dans l’autre pour s’unir à jamais, se précipitant ensemble dans un océan de félicité.

 

 

Les miaulements de Moïse autant que la disparition d’Anthony et de Line attirèrent l’attention des habitants d’une ville aussi paisible que Pouldreuzic. Les cadavres s’accumulaient  et l’entreprise de pompes funèbres avait de beaux jours devant elle. La ville assista nombreuse aux obsèques de la famille Perkins. Félicienne Perkins regagna enfin le tombeau de Robert Stefano, les deux noyés furent enterrés ensemble dans le même caveau. A la lecture du manuscrit que contenait une bouteille retrouvée dans la baie d’Audierne, non loin des deux cadavres noyés, la justice n'ordonna pas de  complément d’enquête sur le meurtre resté inexpliqué des parents d’Anthony. Leur assassin était mort depuis vingt ans déjà...

 

(24 II 2010)

 

 

 

  • Félicienne

Nouvelle écrite dans le cadre d'un concours d'écriture.

 

Félicienne Perkins était rayonnante ce matin. Le soleil caressait ses joues, comme s’il avait voulu lui faire plaisir pour son anniversaire. Son éternel sourire irradiait une pièce qu’elle n’avait pas quittée, la pauvrette. Elle en aurait rêvé pourtant, assurément! Elle avait bien tenté autrefois d’en parler à son  cher et gros Anthony : sortir accompagnée en ville, rejoindre Robert au dortoir d’en face,  vivre enfin, comme autrefois.
Elle savait bien pourtant qu’il n’en était pas question. Anthony, son cher et gros Anthony qui faisait tout pour elle, qui sacrifiait sa vie pour elle, veillait. Elle pourrait attraper mal, elle risquerait de tomber et pourrait quitter la maison à jamais. Quitter la maison ! Cela était impensable. Ce serait criminel. Ils y avaient passé tant de temps, ils y avaient tant d’habitudes.
Et puis la vie n’était plus ce qu’elle était. Avant, on pouvait croiser Germaine ou Louise en allant faire un tour en ville. Désormais, ses amies ne sortaient plus, elles ne lui téléphonaient plus le dimanche soir. Elles avaient dû partir à l’hospice, faute d’avoir une famille aussi attentionnée et bienveillante. Félicienne était heureuse, elle ! Déjà  vingt ans que son Robert s’était endormi, et elle était toujours dans sa maison : Anthony le lui rappelait assez souvent !
Vingt ans déjà que le brave et gros Anthony s’occupait de Mlle Perkins. Mademoiselle…. ! C’était une demoiselle, éternelle; elle avait vécu avec Robert, oui –ça oui, elle avait bien vécu- mais elle avait toujours rejeté les demandes en mariage : il était si bon d’avoir des hommes à soi, , toujours emplis d’espoirs et de soupirs, de les voir danser la ronde des séducteurs. Quelle énergie ils pouvaient déployer !Robert avait toujours cherché à la séduire, l’avait aimé à crédit toute sa vie durant, pensant bien qu’un jour il serait payé en retour de tous ses efforts. Non, non, l’esclave avait succombé avant sa reine, celle qu’il aurait aimé appeler Stefano, Madame Stefano ! Il eût été fier de se promener au bras de son épouse ! Mais mademoiselle Perkins avait de la fierté elle et elle savait ce qu’elle voulait.
Désormais rabougrie par les ans, elle aurait peut-être voulu sortir, mais elle se taisait : elle ne pouvait plus exprimer un désir qu’elle devait réfréner. Fière, elle souriait, et des rais de soleil enflammaient son antique visage.
Anthony était rentré du travail plus tôt que d’habitude. La comtoise sonnait juste midi. Pas de pompe en ce jour ensoleillé. Funérailles pluvieuses, funérailles heureuses ! La météo annonçait de la pluie pour le lendemain, jour des prochaines obsèques. Il avait déjà un peu d’avance : le cercueil était déjà paré, le corps embaumé attendait, la dame du pressing elle-même avait déjà nettoyé son costume. Line était fraîche comme un bouquet de roses mais Anthony était tombé dans un rosier quand il était enfant et il savait bien que ces fleurs pouvaient piquer. Les roses sont uniques et doivent s’apprivoiser : cela prend du temps. Line, un jour peut-être serait digne de son intérêt. Pour l’heure, s’il n’envoyait pas sur les roses cette importune qui pétunait comme tante Perkins, c’était parce qu’elle partageait son goût pour la désuétude : l’inquisitrice interrogeait Anthony quand il lui apportait ses vêtements, mais jamais elle  n’aurait eu la disconvenance de les lui rapporter chez lui. La dame qui pétunait connaissait les codes et les respectait. Quant à Anthony, son intelligence se satisfaisait très bien d’interrogatoires qui mettaient à l’épreuve sa sagacité.

Anthony était donc sur un petit nuage, quand il rentra à la maison : il avait trouvé un petit roman espagnol qui plairait beaucoup à Félicienne ; il l’avait même choisi en langue originale, pour lui en faire la lecture. Cela la rendrait heureuse, Félicienne ! Que ne faisait pas ce  si gros et dévoué Anthony pour elle ! Anthony parlait espagnol : il lui lirait donc Por que me case con el, un livre de 1933 écrit par la Barbara Cartland hispanique : Concha Linares-Becerra. Concha, comme le fameux coquillage qu’ils avaient accroché à leur bâton.  Ce prénom rappellerait à Félicienne la douce époque de ses pérégrinations à Santiago de Compostela.
Le menu se devait d’être festif lui aussi : Anthony avait commandé au traiteur du « Centre des délices » un repas pour deux ainsi qu’une corbeille de fruits car Félicienne les adorait. Il dressa donc la table sur laquelle il disposa les amandes et les pistaches pour l’apéritif. Le traiteur avait proposé à ces amateurs de fruits de mer, des huîtres, des aumônières de moules et de crevettes accompagnées d’un feuilleté et d’une sauce à la fraise. Il avait cuisiné tout spécialement pour l’anniversaire de Mlle Perkins un petit lapin aux cornichons et aux feuilles de sauge, quelques feuilles de frisée « pour faire glisser ». Monsieur Arsène avait même pensé à préparer des beignets pour Moïse, le minou noir, sourd, et castré de Mlle Perkins. Félicienne n’aurait sans doute plus faim au dessert et elle savait comment faire plaisir à son si gros et dévoué Anthony ; il avait donc commandé sa pâtisserie de prédilection, un baba au rhum qu’il n’aurait pas à partager avec sa tante, certainement plus intéressée par la corbeille de fruits : elle y trouverait, disposés dans un nid, des figues,  des pêches,  des abricots, des fraises et des framboises, des prunes ainsi que des …mûres !

Il ne fallait pas qu’elle tombât malade toutefois ni qu’elle salît ses beaux vêtements. Elle exhibait, comme à chacun de ses anniversaires, son bonnet à brides et le bijou rose et noir que Robert avait bien connu. Cet anniversaire était ses Saturnales, elle était la reine d’un jour. Elle avait autant de conversation à table qu’Anthony d’appétit : ce n’était en général que brides à veaux que son neveu n’écoutait que d’une oreille, toujours attentif de surcroît à guetter d’éventuels cambrioleurs. Il avait lu que plusieurs antiquités de la ville avaient été visitées en plein jour et avaient vu, impuissantes,  des malfaiteurs agir en toute impunité. Pouldreuzic, longtemps si tranquille, devenait à son tour une ville où l’insécurité était grandissante. Félicienne Perkins évoquait la Seconde Guerre mondiale, l’exode, l’abandon de la maison qu’elle avait habitée dans son enfance,  la déroute… Il lui répondait qu’il connaissait cette histoire par cœur et qu’il l’écoutait pour lui faire plaisir, parce que c’était son anniversaire, mais qu’elle se faisait du mal à ressasser ce passé et à évoquer des temps douloureux. Elle était désormais en lieu sûr, l’armée protégeait les frontières et l’on ne courait aucun risque. Il se voulait rassurant même s’il savait que Pouldreuzic avait changé depuis la disparition de Colombine. Le monde de tante Félicienne était celui du noir et blanc : pourquoi introduire la couleur dans ce monde d’hier ? Elle pourrait avoir une attaque et rejoindre Robert prématurément. Non, elle n’avait pas mérité cela, elle qui avait vu mourir ses premiers-nés, des jumeaux ! Un véritable traumatisme qu’elle avait toujours tu, pour épargner son si  gros et dévoué Anthony sur qui elle avait transféré toute son affection d’autant plus facilement qu’il était devenu orphelin après l’assassinat de ses parents par empoisonnement, toujours inexpliqué aux yeux de la justice. A quoi bon lui bander les yeux puisqu’elle ne voyait pas clair ?

Tante Félicienne gardait constamment les yeux ouverts. La sonnette retentit soudain, brisant le silence qu’on aurait cru éternel. Anthony bondit de sa chaise, marchant sur la queue de Moïse qu’il réveilla, regarda par la fenêtre pour voir qui osait se présenter chez les Perkins, à l’heure de la sieste, un jour d’anniversaire ! Il aperçut deux enfants chargés de fleurs et de paniers. Anthony  se précipita pour s’enquérir de ce que ces enfants apportaient et éviter qu’ils ne pénétrassent la maison.

C’étaient deux jumeaux, Amin et Amor, envoyés par Line pour porter à Mlle Perkins des cadeaux d’anniversaire ; Amin, qui portait les paniers, les déposa sur le seuil de la porte tandis que son frère Amor jouait du biniou : des betteraves, des carottes, des salsifis, des asperges et des poireaux, du nougat et du sucre d’orge, de belles bananes, un os à moelle et des andouilles des Carmes achetées tout spécialement au « Bonheur des dames ». Des pains au lait et des biscuits étaient disposés parmi les joncs. Quand il eut fini son air de cornemuse, Amor tendit un flacon d’eau de vie à Anthony et Amin dit au neveu de Mlle Perkins :
«  Quand vous aurez chaud aux manettes, allumez un cierge à Mlle Perkins et venez au phare : la visiteuse se trouvera sur le vaisseau à grand mât. » Des larmes se mirent à perler sur le visage d’Anthony. Line avait donc réussi à percer son mystère. A la fois abasourdi et heureux, il donna une pièce aux jumeaux qui s’éloignèrent.


Aller au rendez-vous ? Ne pas s’y rendre ? Ces questions l’excitaient, le tourmentaient, l’angoissaient. Il en avait rêvé toute sa vie et voilà qu’il était incapable de prendre une décision. Line avait une longueur d’avance sur lui.  Elle n’avait donc jamais été dupe de leurs conversations qu’elle entendait clairement, malgré toutes les précautions qu’il avait pu prendre. Il avait trouvé son maître ès interprétations psychologiques. Line le connaissait-elle mieux que lui-même ne se connaissait ? Ces questions lui donnaient le tournis, et ravivèrent les vertiges de son enfance. Il lui fallait désormais abandonner sa tante, ce qui était inconcevable. Anthony se pénétrait du sentiment de ses obligations. Était-il bien juste de se débarrasser de celle qui l’avait conservé en vie comme si elle eût été sa propre mère ? Vingt ans avant pourtant, il avait bien pressenti que ce jour adviendrait, quand il avait empoisonné puis embaumé sa seconde mère. Une autre femme l’appelait à présent. Il devait s’arracher à son enfance et devenir un homme ! Line l’avait compris et  elle l’attendait. Anthony irait au rendez-vous du phare. Il lui fallait des forces pour passer à l’acte : il festoya de nouveau, buvant plus que de raison…

Quand il se réveilla, Anthony n’était plus le même : guilleret et déterminé, il débarrassa la table, nettoya la maison, fit ses adieux à Félicienne, la remerciant pour tout ce qu’elle avait fait pour lui. Elle lui répondit qu’il lui avait bien rendu la pareille et que le moment du grand voyage était venu pour elle. Le si gros et dévoué Anthony versa des larmes, de plaisir et de tristesse, plaça le fauteuil de la vieille défunte face à la fenêtre, déposa sous les mains jointes de Mlle Perkins le dernier livre qu’il lui avait offert. Il plia les quelques feuillets qui se trouvaient près de la machine à écrire et les enferma dans une bouteille qu’il scella, ajoutant seulement une indication manuscrite.


Titubant dans la nuit, il quitta la maison, se rendit à l’église où il alluma un cierge en la mémoire de Félicienne, puis s’en alla au phare, de l’arsenic dans la poche. La visiteuse était au rendez-vous : elle aida le neveu de Mlle Perkins à monter au sommet du phare. Une forte pluie commença à tomber sur Anthony (en Bretagne, il ne pleut que sur les cons !) qui se souvint de l’arsenic. Les funérailles du lendemain seraient vraiment très heureuses ! Line embrassa enfin le thanatopracteur qui lui offrit de partager un philtre d’amour, préparé par ses soins. Déjà couverte d’un bonnet à brides, Line but l’arsenic et s’encapuchonna davantage. Prise de nausées à son tour, la pétunante dame tira un coup unique ; les deux amants se collèrent l’un dans l’autre pour s’unir à jamais, se précipitant ensemble dans un océan de félicité.


Les miaulements de Moïse autant que la disparition d’Anthony et de Line attirèrent l’attention des habitants d’une ville aussi paisible que Pouldreuzic. Les cadavres s’accumulaient  et l’entreprise de pompes funèbres avait de beaux jours devant elle. La ville assista nombreuse aux obsèques de la famille Perkins. Félicienne Perkins regagna enfin le tombeau de Robert Stefano, les deux noyés furent enterrés ensemble dans le même caveau. A la lecture du manuscrit que contenait une bouteille retrouvée dans la baie d’Audierne, non loin des deux cadavres noyés, la justice ordonna un complément d’enquête sur le meurtre resté inexpliqué des parents d’Anthony. Elle ne parvint pas néanmoins à expliquer le seul ajout autographe au manuscrit de la machine à écrire : M.O.T.

(11.11.2009)

 

 

 

 

 

  • Les Russes sont dans la place! (pièce brève, inspirée de deux textes de Peter Handke) Version de novembre 2009.

En attendant Kolya. Version de janvier 2010.

 

Les Russes sont dans la place ! En attendant Kolya.

 

Scène 1 : l'hiver.

Une place vide. Un réverbère est allumé. Il fait froid. On entend un passage de L’HIVER de Vivaldi.
Un homme russe, gros manteau, chapeau, joues et nez rouges entre, accompagné de l’interprète appelée la femme suivi de l'interprète appelé l'homme en français, d’un côté de la scène (côté jardin). Ils sont reliés l'un à l'autre par un ruban.
De l’autre côté (côté cour) entrent la femme russe et l’interprète appelée la femme l’homme en français. Elle aussi est habillée chaudement. Elles aussi sont reliées par un ruban.
L’homme et la femme russes se déplacent lentement vers le réverbère qu'ils atteignent. Leurs interprètes restent à l’arrière plan, se croisent quand le couple russe atteint le réverbère, et se séparent pour prendre place respectivement au fond à gauche et au fond à droite.




L’HOMME RUSSE souffle dans ses mains.
L’HOMME EN FRANÇAIS souffle dans ses mains après avoir mis un chapeau russe et un nez rouge. Il a dans sa bouche poche une bouteille de Vodka.
LA FEMME RUSSE : Kolya a appelé. Elle se couvre chaudement.
LA FEMME EN FRANÇAIS : Putain ça caille ici ! J’espère il va pas se ramener.
L’HOMME RUSSE : Ah. Alors il peut ?
L’HOMME EN FRANÇAIS à la femme en français : Ah ! On va pouvoir enfin s’aimer !
LA FEMME RUSSE : Il ne viendra pas.
LA FEMME EN FRANÇAIS : Avec un signe de la main. Yes ! J’ai cru qu’il allait rappliquer putain l’autre con et recoller les morceaux.
L’HOMME RUSSE : Comment faire sans lui ? Nous n’avons plus rien à nous dire, je crois. Il était notre dernière chance.
L’HOMME EN FRANÇAIS à la femme en français: Libres enfin ! On va s’aimer, bébé, en toute liberté…
LA FEMME RUSSE : Je ne sais pas. Il était notre dernière chance…Mais pourquoi nous avoir demandé de venir ici ?
LA FEMME EN FRANÇAIS : La gourde ! Elle éclate de rire. Elle va bientôt comprendre pourquoi ils sont là. Chacun va trouver son bonheur.


                                                        Scène 2: le printemps.

 De plus en plus de lumière progressivement. On entend le 1er et/ou le 3ème mouvement du  PRINTEMPS de Vivaldi.
 La scène se remplit très progressivement de personnages qui semblent naître ou s’éveiller, ou pousser. Très progressivement, la foule devient de plus en plus nombreuse. La vie semble s’installer sur le plateau. Ayant franchi un parapet, accourent quatre, cinq, six personnes. Elles ne s’installent pas, mais se disséminent. Chacun revient, quand il le souhaite, s’exerçant à « rentrer dans son rôle », dans un brusque et incessant échange de figures et de personnages.


 Dans la scène 2 -« le défilé des séducteurs »-qui reste à écrire en fonction des propositions de jeu, l’homme et la femme russes regardent les séducteurs défiler devant eux. On cherche à les séduire.

Une fois nés sur le plateau, Les acteurs  les séducteurs puisent dans la liste suivante une à trois actions sur laquelle/lesquelles se fonde leur jeu de séduction. Ils peuvent séduire, l’un ou l’autre comme les deux. Ils cherchent à séduire les personnages de la scène 1.L'homme et la femme russes assistent au défilé des séducteurs.

 
Secouer ses chaussures
Étendre les bras
Mettre les mains en visière
Recourir à une canne
Avancer à pas de loup
Enlever son chapeau
Se peigner
Tirer un couteau
Boxer dans le vide
Jeter un œil par-dessus l’épaule
Ouvrir un parapluie
Être somnambule
Se jeter au sol
Cracher
Suivre une ligne en équilibre
Trébucher
Dansoter
Faire un cercle sur soi-même tout en continuant sa route
Chantonner
Gémir soudain
Se frapper du poing le crâne et le visage
Attacher ses lacets
Se laisser rouler au sol sur très peu de distance
Écrire dans l’air


Moments de foule et moments de performances individuelles peuvent alterner.  Les figures peuvent correspondre à des stéréotypes (pompier, footballeur, militaire, mannequin, belle blonde, que sais-je encore..) ou non.

                                                                              Scène 3: l'été.

A un moment donné, on entend un pasage le troisième mouvement de L’ETE de Vivaldi. Chaleur puis langueur envahissent successivement et progressivement le plateau. D’abord, les figures sont plus « chaudes » et « chauffent » davantage les Russes. Tout est plus sensuel. Entrées et sorties. La langueur envahit le plateau. Les actions continuent. L’homme et la femme russes, comme les interprètes sont spectateurs. Les Russes, plus ou moins indifférents ; en réalité, ils sont charmés, non pas tant par les hommes et les femmes qui se présentent devant eux que par le spectacle lui-même, si inattendu. Ce spectacle semble agir sur eux. Quant aux interprètes, ils sont complètement dans le jeu de la séduction.


                                                  
Scène 4: l'automne.

 
On entend le 1er et/ou le 3ème mouvement de L’AUTOMNE DE VIVALDI.Des Les figures de la rapidité traversent la scène, gênées par une vieille dame qui pousse son chariot : un serveur de terrasse, un fou, un homme pressé qui va à sa voiture, la Faucheuse sur des patins à roulette, qui fait disparaître une à une les figures de la séduction.Elle coupe de sa faux les rubans.

   Quelqu’un traverse la scène avec une pancarte sur laquelle sont écrits des vers qui rappellent la complainte de Rutebeuf : « Ce sont figures que vent emporte, et il ventait devant ma porte, les emporta. »




Le couple russe se regarde. Les interprètes regardent le sol jonché des séducteurs.

L’HOMME RUSSE : Alors c’était donc ça…
LA FEMME RUSSE : Inutile qu’il vienne : il est là.
LA FEMME EN FRANÇAIS : Bon alors, c’est où qu’il est?
L’HOMME RUSSE : C’était donc lui. Merci Kolya.
LA FEMME RUSSE : Je t’aime.
L’HOMME RUSSE : Je t’aime.
LA FEMME EN FRANÇAIS : Bon qu’est-ce qu’il fout ? ça ne peut pas se passer comme ça !
L’HOMME EN FRANÇAIS chantonnant l’air que chantonnait l’une des figures de la séduction.
LA FEMME EN FRANÇAIS : Qu’est-ce qu’il fout ?
Le couple russe se donne la main, s’embrasse et quitte tranquillement la scène. Une fois le couple sorti du plateau, renaissance des séducteurs.
Des séducteurs approchent de la femme en français qui en choisit un et se laisse séduire. Elle part avec lui. L’homme dépité de la voir partir, reste seul en scène, s’avance au milieu de la scène, sous le réverbère.


L’HOMME EN FRANÇAIS : Seul. (Un temps). Seul. (Un long temps). Seul !


Le réverbère s’éteint. Plateau plongé dans le noir.